Fief des élites tunisiennes, la commune de La Marsa dans la banlieue chic de Tunis est une agora bercée par la douceur de vivre, radicalement coupée de « la Tunisie des oubliés ».
Au café « Saf-Saf » de La Marsa, on marche avec précaution sur le carrelage qu’un tapis de sable a rendu glissant. L’été, cette institution vieille d’un siècle bâtie autour d’un puits accueille les visiteurs venus se désaltérer après la plage. Lieu de rencontre et de détente, le « Saf-Saf » tient du forum romain, tout comme la commune de La Marsa. Dans la grande cour intérieure, à l’ombre des ficus, une famille commande sodas, thés menthe et citronnades. A quelques mètres, des joueurs d’échecs installés dans une petite salle ont les yeux rivés sur leur plateau de jeu. En face, deux hommes en tenue chic, l’un tunisien, l’autre français, discutent politique avec sérieux. Engourdie par la chaleur, la clientèle ne sort de sa torpeur que lorsque retentit le chant du muezzin de la grande mosquée Al Ahmadi qui domine la ville. En Tunisie, tout ne serait que luxe, calmeet volupté.
Charmante cité côtière bleue et blanche nichée au creux de la baie de Tunis, La Marsa est le fief de la bourgeoisie et des élites intellectuelles tunisiennes. Dans la fraîcheur d’une villa située près de la plage, enfoncé dans un confortable canapé de cuir face à une grande baie vitrée, un ancien haut fonctionnaire de Ben Ali reçoit. » La Marsa c’est un bouillon de culture « , dit-il en mordant dans un morceau de pastèque. »
C’est en tout cas le fief des grandes familles tunisiennes. C’est ici qu’elles se fréquentent, dans les cafés ou les unes chez les autres. Ce ne sont pas des nouveaux riches, comme ces voyous de Trabelsi ou ces sauvages d’islamistes. Plutôt une bourgeoisie de salon qui aime le vent du large sait détourner les yeux de cette Tinisie de l’intérieur, qui regoupe désormais une majorité de la population tunisienne confrontée à la plus grande crise économique que le pays n’ait connue.
Le fief des Français
Dans le quartier » VIP » de Marsa Cube, les villas défilent le long des murets chaulés bordés de pins. Ici, celle de Serge Moati, là, celle de l’ancien ambassadeur de Ben Ali en Chine, puis, les demeures du clan Ben Ammar, la famille de Wassila, influente deuxième épouse de l’ancien président Habib Bourguiba, le père de la Tunisie moderne.
C’est ici que se trouve notamment, bâtie sur deux étages, la maison des parents de Yasmine Tordjman, arrière petite fille de l’ancienne première dame et ex-épouse d’Eric Besson, l’ancien ministre de l’immigration sous Nicolas Sarkozy. Adolescents, les héritiers de Wassila y recevaient avec excitation, la visite du grand cousin Tarek Ben Ammar, célèbre producteur de cinéma.
Prisée par les étrangers, la ville est aussi un repère d’expatriés, tout particulièrement de français. Coopérants et diplomates venus de l’hexagone y trouvent le climat à leur goût. Leurs rejetons, avec ceux de quelques familles tunisiennes aisées, font chaque matin l’aller-retour au lycée français Gustave Flaubert où ils étudient « à la française ». Chaque année, des scènes de liesse éclatent devant le portail bleu de l’établissement lors des résultats du bac.
Près du front de mer, le drapeau tricolore flotte au dessus de l’imposante résidence de l’ambassadeur de France. De hauts murs blancs maintiennent l’intérieur luxueux à l’abri des regards. Quand il était encore en poste, l’ancien ambassadeur et protégé de Nicolas Sarkozy, Boris Boillon a d’ailleurs décidé de faire surélever la palissade d’une vingtaine de centimètres. » Délire sécuritaire et dépense inutile » souffle, exaspéré un résident de longue date. Trop connu des médias, l’actuel locataire de la résidence, Olivier Poivre d’Arvor suscite l’agacement de la bonne bourgeoisie de Tunis qui le trouve, avec ses apparitions incessantes sur Facebook et ses fètes permanentes, bien peu discret, et pour tout dire un peu vulgaire
En remontant vers le centre ville, dans une petite rue perpendiculaire à l’avenue Bourguiba, un portail en fer donne sur la propriété des Djaït, grande lignée de muftis tunisiens. Un habitant signale avec fierté : » l’un d’entre eux, Cheikh El Islam Mohamed Aziz Djaït, fut le mufti de Bourguiba. Il a participé à la mise en place des réformes en faveur du droit des femmes. » Sa nièce, Wahida Djaït a tout récemment été nommée à la tête de l’office national du tourisme tunisien. A ce stade, la promenade ressemble de plus en plus à un rallye mondain. Plus loin, sur l’avenue Bourguiba on croise la maison de la famille de l’ancien ambassadeur d’Haïti décédé lors du tremblement de terre. Puis, les propriétés de Foued Mebezza, le président par intérim après la chute de Ben Ali qui préférait les parties de cartes accompagnées d’un bon whisky aux affaires de l’Etat.
Ancien lieu de villégiature des Beys, la dynastie ottomane chassée du pouvoir par Bourguiba en 1957, La Marsa baigne toujours dans la douceur de vivre. « On a l’impression que tout le monde est en permanence en vacances » sourit Olfa, jeune architecte habituée des lieux où vivent également de nombreux artistes tombés amoureux de la cité. Sur la corniche du front de mer, des passants flânent en mangeant une glace achetée chez Salem, pâtissier de renom. De là, ils contemplent la bâtisse de Kobbet el Hawa, ancien casino battu par les flots transformé en un restaurant aux prix abordables. Dans le grand parc Essaada, des enfants prennent d’assaut l’aire de jeux installée à deux pas du palais qui servait de résidence d’été à Bourguiba. L’effervescence des révoltes de 2011 est bien loin.
Les Marsois ont supporté Ben Ali,
sans l’aimer
Bobos, forcément, rompus à l’entre-soi, les » marsois » ont supporté Ben Ali sans l’aimer. Il y a quatre ans, lorsque les soulèvements ont éclaté à l’intérieur du pays, ils ont soutenu avec ferveur et un peu de retard à l’allumage le mouvement révolutionnaire qui a balayé l’ancien régime. » Après la chute de la dictature, on a manifesté contre les islamistes, leurs valeurs rétrogrades et leur incompétence, je ne sais pas si l’on a gagné au change « , expliquent Samira, une jeune étudiante.
Sur la côte de Gammarth, commune voisine huppée parsemée de villas, on aperçoit l’ancienne demeure de Houssem Trabelsi, le beau-frère de Ben Ali. Elle fut incendiée le 14 janvier 2014 quelques heures avant le départ de l’ancien président pour l’Arabie Saoudite. Le même sort fut réservé au restaurant Le Brauhaus 209, autre propriété de Houssem Trabelsi à quelques pas de là. Aux années de pillage du pays par le clan au pouvoir, les tunisiens emportés par la colère ont répondu par la violence. Tout près de là, un passant indique la direction du restaurant de plage » La Vague » dont il raconte que la fermeture est liée à la chute des Trabelsi. « La plupart des établissements qui ont fermé après la chute du régime et qui ré-ouvrent aujourd’hui étaient entre leurs mains ! » s’emporte-t-il.
Loin d’avoir disparu du paysage, de nombreux anciens du pouvoir de Ben Ali vivent à La Marsa. Certains se refont une santé dans les rangs du parti montant Nidaa Tounes accusé de recycler les symboles de l’ancien régime.Dans un pays menacé par la débâcle économique et les dérives sécuritaires, la tentation autoritaire tente parfois ces classes urbaines éduquées
De retour au centre, au rond point de Marsa-ville, une Audi grise démarre au quart de tour, la musique à plein volume. Trois jeunes filles assises sur le rebord des fenêtres rient à tue-tête. Pour la jeunesse dorée de Tunis qui écume les clubs, La Marsa n’a plus de secrets. » C’est vrai que nous sommes dans une bulle un peu à part « , concède un habitant en route pour la plage. » Mais les révoltes de l’après Ben Ali nous ont rappelé à l’ordre ! »
Tout le monde a en tête l’attaque du palais Abdellia en 2012. Aujourd’hui, le calme règne sur la petite place du palais baigné de soleil près de l’avenue Zine Ben Achour. Mais à l’époque, un groupe de présumés salafistes avait attaqué les lieux et lacéré plusieurs peintures jugées impies lors d’une exposition controversée. Habib, présent ce jour-là, se souvient de la scène. » Au delà du caractère choquant ou non des peintures, il y avait quelque chose du conflit de classe. On a vu s’affronter des voyous en sandales et des visiteurs branchés en cravate au milieu des belles voitures.
La réalité de la ville est cependant plus complexe, comme l’ont prouvé lesdernières élections municipales qui ont vu élire une liste de personnalités indépendantes représentantes des classes moyennes industrieuses qui valent à la Tunisie l’image d’un pays évolué et démocratique. C’est à l’entrée de la ville, près du stade et de l’ambassade d’Angleterre qu’habite Abdefattah Mourou co-fondateur d’Ennahdha dont il représente l’aile moderniste.
La Marsa ne se résume pas à ses clichés.