Berceau de la révolte qui a emporté le régime de Ben Ali en 2011, Sidi Bouzid reste le symbole de la Tunisie des oubliés. Portrait d’un ville délaissée
Un monde sépare Tunis de Sidi Bouzid. La route qui s’enfonce à l’intérieur du pays laisse derrière elle tous les poncifs déversés sur le pays du jasmin: la douceur des cafés chics de La Marsa, la plage dorée de Hammamet, la ville sainte de Kairouan.
Sur le tableau de bord de la voiture, la température extérieure augmente à mesure que les kilomètres défilent. Les vignes réputées du Cap-bon, au sud de Tunis, sont loin. Place aux figuiers de barbarie et aux terres arides. Une chaîne de montagnes pelées, trouées de carrières de pierre accompagne le voyageur jusqu’à l’entrée de Sidi Bouzid, petite cité enclavée battue par le souffle ardent du Sirocco.
La légende Bouazizi
En suivant la grande avenue centrale qui perce la ville, on voyage à travers les quatre années passées. De bout en bout, les murs qui bordent la route sont marqués au fer rouge par les révoltes qui ont mis fin au régime de l’ancien président Ben Ali. C’est ici que tout a commencé, devant les grilles noires du gouvernorat de Sidi Bouzid, imposant bâtiment administratif surmonté d’un cadre massif en pierre blanche et du croissant rouge tunisien. A cet endroit, le 17 décembre 2010, le jeune vendeur de rue Mohamed Bouazizi craquait une allumette après s’être versé un bidon de térébenthine sur le corps. Un geste exprimant le désespoir de toute une région, déshéritée, oubliée de l’Etat et minée par le chômage. Le soulèvement populaire qui a suivi s’est répandu comme une traînée de poudre dans toute la Tunisie.
Dans les rues de Sidi Bouzid, contrairement à Tunis, on ne parle pas de « la révolution du 14 janvier 2011 », date du départ de Ben Ali, mais bien de celle du « 17 décembre ». La ville, berceau des révoltes qui ont emporté le monde arabe soigne méticuleusement la légende Bouazizi qu’elle a gravé dans son marbre. Autour de la grande avenue, une nuée de vendeurs ambulants se sont installés à la place du héros local. « C’est devenu une mode » plaisante un habitant un brin agacé par le désordre. A quelques pas du gouvernorat, un immense portrait de Bouazizi veille sur les quelques 40 000 habitants de la ville. Au pied de l’icône, la statue d’une charrette en pierre a été érigée en l’honneur du jeune martyr. Tout autour, les murs couverts de graffiti retracent l’histoire de l’interminable transition tunisienne : « Ben Ali dégage », « Ennahda dégage », « Restez debout les Tunisiens, tout le monde est fier de vous ».
« Rien n’a changé »
Mais treize ans après le sursaut populaire qui a enflammé le pays, la désillusion a gagné les habitants de Sidi Bouzid. A une dizaine de mètres du gouvernorat, un rideau de fer est tiré devant l’entrée des anciens locaux du parti islamiste Ennahda, grand vainqueur des élections du 23 octobre 2011.
Dans les ruelles pauvres qui bordent l’avenue principale, la frustration est palpable. « Rien n’a changé ! s’indigne Faïza, une habitante d’Ennour, l’un des quartiers populaires les plus actifs lors des soulèvements de 2010. Au milieu d’une petite cour cimentée à l’ombre d’un amandier, la jeune femme poursuit, le visage fermé : « l’Etat continue d’ignorer notre région comme il l’a toujours fait. Il n’y en a que pour Tunis, Sfax, et les gens de l’est du pays. Ici, il n’y a pas de travail. En plus maintenant, il n’y a plus d’Etat. L’insécurité et les trafics augmentent ». Employée dans un établissement scolaire de la ville, Faïza gagne 230 dinars par mois (115 euros) soit moins que le smig tunisien fixé à environ 300 dinars (150 euros). A quelques mètres de chez elle, au creux d’un lotissement en pierre blanche, on aperçoit l’ancienne maison de Bouazizi, laissée à l’abandon. Après voir touché 20 000 dinars (10 000 euros) de compensation gracieusement offerts par Ben Ali, la famille a été déménagée de Sidi Bouzid à La Marsa, commune aisée de la banlieue de Tunis. « De l’enfer au paradis » ironise un passant.
Plombée par une économie qui tourne au ralenti, des salaires de misère et un taux de chômage proche 25% contre 16% pour l’ensemble du pays, Sidi Bouzid vit aujourd’hui adossée au commerce parallèle. A la lisière de la cité, face aux plaines fertiles de la Gammouda où sont produits 25% des fruits et légumes du pays, les grandes routes de la contrebande tunisienne se croisent dans un décor de western. Les panneaux indiquent Sidi Ali Ben Oun, Bir el-Hafey, Sidi Salem, Jelma, Kasserine. Autant de points de passage des marchandises en tout genre provenant d’Algérie et de Libye : électroménager, véhicules, mais surtout essence. Sur la route goudronnée qui mène au centre de Sidi Bouzid, un pick-up gris non immatriculé chargé de bidons file à toute vitesse. Dans la ville, de petits stands improvisés sur le bord des routes caillouteuses vendent le précieux carburant trois à quatre fois moins cher qu’à la pompe. « En transportant l’essence, on peut gagner soixante dinars (trente euros) la journée » explique un revendeur. Un business lucratif dont les chefs de la police et de la garde nationale locale sont soupçonnés d’être les complices. Dans cette région désertée par les investisseurs, la contrebande est une bouée de sauvetage pour de nombreux jeunes chômeurs.
Une économie à la ramasse
Pour cet homme d’affaires rencontré dans un café de la ville, la situation est catastrophique. « Quand Ben Ali est parti, on s’est dit ça y est, la Tunisie va devenir la Chine de l’Afrique. Mais en fait, on a remplacé la peste par le choléra ! ». A bord d’une petite petite voiture de ville, Rachid s’enfonce dans les chemins troués de nids de poule qui mènent vers l’extérieur de la ville. Une odeur pestilentielle envahit l’air. Droit devant, une immense décharge à ciel ouvert s’étend sur plusieurs dizaines d’hectares. « Voilà où on en est quatre ans après la révolution », se désole Rachid. « Les ordures envahissent l’espace car l’Etat ne fait plus rien, et l’économie est toujours au point mort. »
Jamais démantelées, les lourdeurs administratives datant de l’ancien régime continuent de freiner le développement de la région. Difficile, voire impossible par exemple de changer la vocation des terres agricoles en terres industrielles susceptibles d’accueillir des usines. « Quand bien même un entrepreneur souhaite investir, il est découragé d’emblée » explique notre entrepreneur. « C’est pour cela qu’il n’y a pratiquement pas d’unités de transformation de légumes et fruits à Sidi Bouzid, malgré une production très importante ». Pire, 90% des terrains ne sont pas titrés. « Ces terres sont gérées par l’Etat de manière non rentable. Des particuliers pourraient optimiser leur exploitation. Mais pour l’instant, les agriculteurs ne peuvent ni les vendre, ni accéder aux crédits » explique-t-il.
Les années Ben Ali pèsent donc encore de tout leur poids sur la vie économique de Sidi Bouzid. Une paralysie qui jure avec le développement immobilier frénétique de la ville. Partout au bord des routes, sur la moindre parcelle de terrain vague, des constructions anarchiques sortent de terre. Inachevés, ces bâtiments de brique et de béton ouverts aux quatre vents donnent au berceau de la révolution tunisienne des airs de ville fantôme. Depuis la fin de l’ancien régime, plus besoin de permis pour faire bâtir une propriété. « Avant, on payait un bakchich au RCD, le parti au pouvoir, et on obtenait l’autorisation de construire. Aujourd’hui, on fait ce qu’on veut » poursuit Rachid. Une aubaine pour les fortunes du pays qui souhaitent placer leur argent. « Un bon moyen surtout pour les mafias locales de blanchir de l’argent sale » confie un investisseur proche du pouvoir.