Marginalisée historiquement, négligée par l’État, puis balayée par les vagues successives d’insécurité, l’école n’a jamais pu s’y enraciner durablement au Nord du Mali. Ce déficit éducatif, loin d’être un simple indicateur social, est devenu un facteur central d’instabilité. Ce lien entre la déscolarisation, la précarité et l’instabilité régionale est au cœur des dynamiques actuelles. L’histoire de l’association Tazunt et le basculement du nord dans la violence post-2021, illustrent deux facettes complémentaires de cette tragédie silencieuse.
Rania HADJER
La scolarisation en Azawad, au Nord du Mali, a toujours été en retard par rapport au reste du pays. Alors que la première école du Soudan français, l’actuel Mali, ouvre ses portes à Kayes en 1848, il faudra attendre un siècle, en 1948, pour voir la première école apparaître dans la région de Tombouctou. À l’indépendance en 1960, le nombre d’écoles dans toute la vaste région nordique ne dépasse pas la dizaine.
Dès cette époque, la scolarisation se heurte à de multiples obstacles : le mode de vie nomade historique complique la scolarisation sur le long terme, mais surtout, certaines autorités religieuses locales qui freinent l’envoi des enfants dans les rares écoles existantes, préférant leur imposer une éducation religieuse stricte.
Une marginalisation éducative
« Durant la colonisation française, les communautés locales étaient réfractaires à l’envoi de leurs enfants dans les écoles françaises, par crainte légitime d’une acculturation. Cette méfiance a perduré même après l’indépendance, en raison d’un profond scepticisme vis-à-vis de l’État malien. Il existait une inquiétude persistante : celle de voir la culture locale éclipsée par celle du sud du pays », explique Salah Mohamed Ahmed, chargé de l’éducation au Front de Libération de l’Azawad (FLA).
Mais cette résistance locale n’est pas seule en cause. L’abandon structurel par le jeune État malien, particulièrement dans la région de Kidal, contribue à entretenir un profond sentiment de marginalisation. La rébellion touarègue de 1963, sévèrement réprimée, trouve en partie ses racines dans cette négligence originelle. L’absence d’investissement dans l’éducation n’a jamais été totalement corrigée.
« Ce n’est qu’à partir des années 1990, après la deuxième rébellion et le Pacte de Tamanrasset, que les communautés locales ont commencé à s’ouvrir à l’éducation formelle, notamment grâce à l’intégration des combattants dans l’armée et l’administration, et à la décentralisation qui a permis l’élection de maires issus de ces communautés. Elles ont compris que, pour accéder à des postes à responsabilité et envisager des carrières prometteuses, l’obtention d’un diplôme était indispensable », explique Mohamed Ahmed Salah. « L’intégration de 1996 a renforcé cet élan : des logements ont été aménagés pour les élèves venus de hameaux isolés, et l’exemple des combattants exilés en Libye, comme ceux du camp éducatif Inetilen fondé à Tripoli en 1987, a servi de modèle. »
L’État malien absent
Malgré la relative accalmie entre 1997 et 2006, qui permet la construction de quelques écoles supplémentaires par des associations locales avec l’aide d’ONG, l’implication de l’État reste minimale : peu d’enseignants envoyés, peu de moyens attribués. Le premier lycée de Kidal n’ouvre ses portes qu’en 1996. Jusqu’à aujourd’hui, les régions de Kidal, Gao et Tombouctou ne comptent chacune qu’un seul lycée et un collège par cercle.
Avant 2012, la région de Kidal comptait à peine une dizaine d’écoles réparties sur tout le territoire : un seul lycée, quelques écoles primaires et quasiment aucune structure dans les zones rurales comme Abeibara. Douze ans plus tard, malgré les efforts communautaires, la majorité des nouvelles structures éducatives sont précaires, autogérées et concentrées dans les grands centres comme Kidal, Aguelhoc ou Tessalit. Les écoles privées ou communautaires ont en partie comblé le vide laissé par l’État, mais elles restent largement insuffisantes pour répondre aux besoins d’une population jeune et croissante.
« Après 2012, avec la prise de Kidal par le MNLA, puis les accords de paix de 2015, les enseignants originaires du sud du pays ont refusé de venir enseigner dans le Nord. L’explication officielle avancée est d’ordre sécuritaire. Mais en réalité, beaucoup d’enseignants refusent d’exercer dans une région qui échappe au contrôle effectif de l’État central. Certes, l’État a construit quelques écoles et envoyé des fournitures scolaires, mais que faire de salles de classe et de matériel sans enseignants ? », déplore le chargé de l’éducation.
Quant aux universités, elles sont totalement absentes du Nord. L’accès aux études supérieures est un véritable parcours du combattant. Étudier à Bamako, à 1600 kilomètres de son village, implique non seulement des capacités académiques, mais surtout des ressources financières, familiales et logistiques dont très peu disposent. Ce contexte pousse certains jeunes à tenter leur chance à l’étranger, là où l’accueil étudiant est parfois plus accessible.
Mais depuis une décennie, ce retard historique s’est transformé en véritable désastre éducatif, sous l’effet cumulé de l’insécurité, des déplacements forcés, de la fermeture des écoles et du retrait progressif de l’État.
L’association Tazunt , entre deux mondes
Face à cette situation dramatique, l’association Tazunt, qui signifie “partage” en tamasheq, voit officiellement le jour en 2020, fruit d’un échange sur Messenger entre Emmanuelle Dufossez, enseignante française, et Bakrene Ag Sidi Mohamed, officier adjoint à la division des affaires civiles de la MINUSMA. L’histoire commence en 2018 lorsqu’un appel de détresse lancé par Bakrene “Aidez-nous à scolariser les enfants du nord du Mali” trouve un écho immédiat auprès d’Emmanuelle.
Au fil de leurs échanges, elle découvre alors l’étendue des dégâts : une seule école d’État, un seul enseignant, Issouf, pour toute la région, et un taux de déscolarisation alarmant en raison de l’insécurité permanente et le manque de moyens.
« L’État est absent depuis 2012. S’il n’est pas présent militairement ou administrativement, il refuse d’envisager un quelconque développement. Chez nous, l’éducation a deux ennemis : un État démissionnaire et le terrorisme », déplore Bakrene. « Maintenir ces communautés dans l’ignorance sert les intérêts des deux camps. »
Bédacieux (Hérault)/Tessalit (Kidal)
Sous l’impulsion du duo, une première initiative voit le jour : créer un lien entre les enfants de Tessalit, dans la région de Kidal, et ceux du collège de Bédarieux, dans l’Hérault. L’objectif est simple mais ambitieux : convaincre les familles d’envoyer les enfants de Tessalit à l’école et lutter contre le désintérêt scolaire à Bédarieux.
Quelques jours plus tard, « un mardi à midi », une classe d’une trentaine d’élèves de Bédarieux se connecte via Skype. De l’autre côté de l’écran, au camp de la MINUSMA, Bakrene accueille une dizaine d’enfants de Tessalit, en présence d’Issouf, l’unique instituteur officiel de la région.
Ce rendez-vous hebdomadaire devient un moment précieusement attendu de part et d’autres. « Il y’a eu des moments difficiles. Comme le jour où les enfants de Tessalit n’ont pas pu rejoindre le camp de la MINUSMA à cause d’une bombe qui a explosée. », se souviens Emmanuelle.Grâce à ces visioconférences, des échanges pédagogiques communs s’organisent : discussions, études de cas, réflexion autour de l’accès à l’eau, ou encore travail sur les droits de l’enfant. Ce lien inédit donne un nouveau souffle aux enfants de Tessalit, à travers des moments d’apprentissage mais aussi d’évasion.« Une chose m’a frappée après coup : contrairement aux idées reçues, il y’avait autant de filles que de garçons qui participaient à ces programmes. », témoigne l’enseignante.« Les filles étaient même plus enthousiastes que les garçons.Notre projet a eu un impact très positif sur l’éducation des filles. », ajoute Bakrene.
Parmi les souvenirs marquants, Emmanuelle raconte ce moment bouleversant : « La petite Mbarka a dit qu’elle aimait beaucoup lire. Une élève de ma classe lui a demandé quel livre elle lisait en ce moment. Mbarka est restée silencieuse. C’est Bakrene qui a pris la parole pour expliquer que la bibliothèque de Tessalit avait été incendiée en 2015, et que depuis, il était très compliqué de se procurer des livres. Mes élèves ont alors proposé d’organiser une collecte. On avait comme futur projet de recréer la bibliothèque de Tessalit. Malheureusement, ce projet n’a jamais pu voir le jour après les coups d’Etat.»
Les actions de Tazunt dépassent les écrans. L’association contribue également à des projets concrets : forages à grand diamètre sécurisés, construction de salles de classe, distribution de semences reproductibles, formation aux premiers secours, envoi de fournitures scolaires et distribution de manuels.
L’engagement personnel d’Emmanuelle et Bakrene permet aussi à de jeunes talents d’émerger. C’est le cas de Sidi Mohamed, originaire d’Aguelhok, qui, grâce à leur soutien, participe à un concours d’éloquence organisé à Bamako par le réseau 2R3S. Coaché à distance par Emmanuelle, il déclame un texte émouvant sur les droits de l’enfant. Après le concours, la lecture de Sidi Mohamed accompagnera un montage réalisé par une élève de Bédarieux, à partir de photos et vidéos d’enfants de Tessalit et Intescheq.
Les retombées du coup d’État
Hélas, la situation politique au Mali rattrape les espoirs nés de cette belle aventure. Après les coups d’État de 2020 et 2021, le retrait de la MINUSMA, puis l’interdiction faite aux ONG étrangères de travailler sans contrôle strict, l’association Tazunt est contrainte de cesser ses activités sur le territoire malien. Un courrier de la junte au pouvoir interdit explicitement toute collaboration, arguant que Tazunt n’était pas suffisamment “malienne” dans ses actions. Peu après, une interdiction formelle est signifiée.
« Ce qui me peine le plus, c’est que beaucoup d’enfants qui avaient recommencé à aimer l’école l’ont quittée de nouveau. Surtout les filles. Certaines avaient pourtant tout pour devenir des cadres et apporter un plus à leur région », regrette Bakrene. « Depuis la reprise des conflits dans le nord, plusieurs écoles sont maintenant utilisées comme base pour les militaires des Forces Armées Maliennes ».
Aujourd’hui, alors que Bakrene vit exilé dans une ville frontalière algérienne, et qu’Emmanuelle continue de porter la voix de ces enfants oubliés, Tazunt reste le symbole d’un espoir brisé mais aussi d’une solidarité que ni les frontières ni les conflits ne parviennent totalement à étouffer.
Une jeunesse livrée à la dérive
Depuis la rupture de l’Accord d’Alger et le retrait des forces internationales, le nord du Mali est redevenu une zone de guerre. Les opérations militaires menées par les FAMA, appuyées par le groupe Wagner, provoquent des pertes civiles massives. Les bombardements ont détruit des infrastructures vitales : habitations, écoles, centres de santé, forages.
La pauvreté, l’absence d’encadrement et le manque de perspectives créent un terreau propice à l’endoctrinement. Les groupes armés exploitent ce désespoir, offrant statut, revenu et appartenance en échange de l’engagement. Dans cette spirale, l’éducation, loin d’être un rempart, devient une victime collatérale et une cause indirecte de la radicalisation.
Les villes frontalières algériennes, où affluent les réfugiés, ne disposent d’aucune stratégie d’intégration ou de scolarisation. Faute de prise en charge, les enfants et adolescents rejoignent la contrebande, l’orpaillage illégal ou les réseaux criminels. Ce basculement démographique et social constitue désormais une bombe à retardement pour toute la région.
La situation éducative au Nord du Mali dépasse de loin la simple question d’accès à l’école. Elle révèle un enchevêtrement complexe entre marginalisation historique, instabilité politique, stratégies militaires brutales et pauvreté structurelle. Loin d’être secondaire, l’éducation est au cœur des enjeux de stabilité, de paix et de développement.
Tant que l’éducation sera négligée dans les stratégies étatiques et internationales, la jeunesse azawadienne restera otages d’un cycle de violence dont elle est pourtant la première victime.