Quand Beji Caïd Essebsi gérait la transition post Ben Ali

25/07/2019 – Nicolas Beau

Quatre mois après la chute du régime de Ben Ali en janvier 2011, voici le temps des revenants. Compagnon de route de Bourguiba, Béji Caïd Essebsi devient Premier ministre et entend restaurer l’autorité de l’État en s’inspirant de l’héritage politique du bourguibisme.

La garde d’honneur, en grand uniforme, a pris position autour du mausolée blanc surmonté d’une coupole dorée. Nous sommes à Monastir, le mercredi 6 avril 2011. Pour la première fois, l’anniversaire de la mort du père de l’indépendance tunisienne, Habib Bourguiba, décédé onze ans plus tôt, va être célébré en grande pompe. Toute la Tunisie politique est au rendez-vous, pas un ministre ne manque à l’appel. En tête du cortège, le président Fouad Mebazaâ, 77 ans, et son Premier ministre, Béji Caïd Essebsi, 84 ans. Quatre mois après la chute du régime, c’est à ces deux personnalités, purs produits du bourguibisme, qu’a été confiée la mission de gérer, jusqu’aux élections, la Tunisie post-révolutionnaire. « Le régime de Ben Ali est mort le 14 janvier, mais il y a un État. Parce que Bourguiba en avait bâti les fondations. On en a la preuve aujourd’hui où l’on rend justice à celui qui représente l’intégrité et la grandeur de la Tunisie ! » clame le producteur de cinéma Tarak Ben Ammar, venu spécialement de Paris. Il figurait pourtant en bonne place, quelques mois plus tôt – c’était en août 2010 – sur une liste de soixante-cinq personnalités, signataires d’une pétition en faveur de la réélection du président Ben Ali pour un nouveau mandat… En ce printemps 2011, en Tunisie, les vestes se portent volontiers retournées.

Ce 6 avril, le gouvernement de Béji Caïd Essebsi a tout juste un mois d’existence. En quelques semaines, le Premier ministre est parvenu, malgré les impatiences, à asseoir son autorité. Fin politique, l’homme a toujours fait preuve d’une grande indépendance d’esprit. Il a le sens de la repartie et de la formule. Ses premières rencontres avec la presse sont un succès. Le ton, malgré les accents paternalistes, passe bien. Mais la magie du verbe n’a qu’un temps. Et sa priorité est de rétablir l’ordre. Il a maintenu l’état d’urgence proclamé le 14 janvier, qui limite les libertés individuelles, et n’hésitera pas, à plusieurs reprises, à faire intervenir la police contre les manifestants. « Les méthodes de nos forces de l’ordre laissent beaucoup à désirer, reconnaît-il. C’est une partie de l’héritage. J’en suis conscient, mais j’ai, aussi, le devoir d’assurer l’ordre public. » Habilement, il prend cependant soin, lorsqu’il dénonce les « fauteurs de trouble », de ne montrer du doigt que les salafistes « qui ne [lui] ont pas pardonné de leur avoir refusé le droit de se constituer en parti » et « les anciens du RCD qui avaient tout et ne supportent pas de n’avoir plus rien ». Tout en assurant « comprendre que de gens privés de travail descendent dans la rue pour protester »

Pour le président par intérim Fouad Mebazaâ, peu préparé à exercer une tâche aussi lourde dans de telles circonstances, la présence de Béji Caïd Essebsi à la primature est rassurante. Ce sont deux Tunisois et ils se connaissent depuis longtemps. En 1967, lorsque le second était ministre de l’Intérieur, le premier était directeur de la sûreté. À l’époque, sur fonds de guerre des Six Jours, la synagogue de Tunis avait été attaquée par des extrémistes. Furieux, Bourguiba avait exigé que des têtes tombent et Mebazaâ avait été limogé. Mais les deux hommes étaient restés proches. Après la chute de Ben Ali, Mebazaâ avait reçu à plusieurs reprises à Carthage son ancien patron… lequel ne cachait pas qu’à ses yeux le Premier ministre Mohamed Ghannouchi n’était pas à la hauteur. Si bien que, lorsque ce dernier remet sa démission, Mebazaâ a déjà en tête le nom de son successeur. Et il ne faudra que quelques heures à Béji Caïd Essebsi pour donner son assentiment. Le temps de s’assurer qu’il aurait le soutien des forces de sécurité, ce qu’il fera au cours de trois entretiens discrets avec le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Rachid Ammar, puis le ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi, et celui de l’Intérieur, Farhat Rajhi.

Dès son arrivée à la Kasbah, l’ancien ministre de Bourguiba devient le véritable chef de l’exécutif même si, sur le papier, Mebazaâ, qui occupe le fauteuil de Ben Ali, dispose de pouvoirs beaucoup plus étendus. Cela tient à la fois à la personnalité des deux hommes et à la nature de leurs relations passées. Pour le président par intérim, Béji Caïd Essebsi, qui a sept ans de plus que lui, restera toujours l’aîné.

Composé uniquement de techniciens qui se sont engagés à ne pas se présenter à l’élection de l’Assemblée constituante – en fait, la quasi-totalité de l’équipe de Mohamed Ghannouchi est reconduite à l’exception notable de Néjib Chebbi qui n’a jamais caché ses ambitions présidentielles –, le nouveau gouvernement a une feuille de route limitée. Il est chargé de gérer le pays en attendant que des dirigeants issus des urnes puissent le faire. Concrètement, il a principalement en charge la sécurité ainsi que les affaires économiques et sociales. Béji Caïd Essebsi, qui veut restaurer « l’autorité de l’État », entend d’abord « combattre l’idée que l’on peut tout se permettre ». Sur le plan social, faute de moyens, il sait qu’il ne pourra prendre que des mesures symboliques pour répondre à l’impatience des jeunes révolutionnaires. « Il fallait, dira-t-il par la suite, montrer aux jeunes des régions déshéritées de l’intérieur, lourdement frappées par un chômage endémique, y compris parmi les diplômés, que nous étions conscients de leurs problèmes. Il n’était malheureusement pas possible de leur offrir des emplois. Nous avons dû nous contenter de répondre à l’urgence sociale avec une politique d’aide […]. Je comprends qu’il y ait eu une part de déception. Je n’ai pas voulu promettre plus que je ne pouvais faire. » Le taux de croissance de l’économie tunisienne est à ce moment-là à peu près nul, le pays compte, de l’aveu même du Premier ministre, « sept cent mille chômeurs dont cent cinquante mille diplômés .

Celui-ci s’efforce de convaincre les Occidentaux qu’ils ont tout intérêt à aider la Tunisie à se relever. Il prend contact avec la Banque mondiale, reçoit Hillary Clinton, alors secrétaire d’État américaine, à Tunis, se rend à Paris, puis obtient une invitation pour le sommet du G8 à Deauville, les 26 et 27 mai 2011. Il n’a beau être là que pour six mois, il y présente un plan de développement sur cinq ans. Pour le financer, la Tunisie aura besoin de 5 milliards de dollars. Le document, sur lequel ont travaillé le ministre des Finances, Jalloul Ayed, celui du Développement régional et local, Abderrazak Zouari, et le gouverneur de la Banque centrale, Mustapha Kamel Nabli, est bien accueilli. Les Occidentaux s’engagent à débloquer des crédits pour la Tunisie et l’Égypte, les deux pays du « printemps arabe ». Dans son discours, Béji Caïd Essebsi parle d’islam et de démocratie. Une thématique chère au président américain Barack Obama qui l’invite en visite officielle aux États-Unis. L’ancien ministre des Affaires étrangères de Bourguiba boit du petit-lait… Mais les dollars promis n’arriveront jamais dans les caisses de la Tunisie. Après les élections, les crédits seront pour la plupart bloqués.

Porté au pouvoir par un consensus dont il connaissait la fragilité, Béji Caïd Essebsi aura plutôt bien rempli une mission qui consistait, pour une large part, à calmer le jeu dans l’attente d’un nouveau gouvernement doté d’une vraie légitimité. « Ma plus grande fierté, dira-t-il à l’heure du bilan, est d’avoir assuré la continuité de l’État et remis le pays sur les rails. Nous avons réussi à faire en sorte que l’année scolaire ne soit pas perdue et que le baccalauréat puisse être organisé normalement. Puis nous avons franchi sans encombre le cap du ramadan, alors que beaucoup craignaient un regain de tension, et négocié avec l’UGTT, que nous avons convaincue de respecter un moratoire sur les grèves jusqu’aux élections. » L’ancien ministre de Bourguiba s’est en revanche refusé à faire le ménage dans l’administration. Il est notamment resté sourd aux appels à « nettoyer » les ministères de la Justice et de l’Intérieur, se contentant, pour ce qui est de cette dernière institution, d’éjecter une quarantaine de directeurs de la police. À ceux qui le lui reprochaient, il répondait qu’il n’était pas là pour faire des réformes de fonds et que le « ménage » ne pouvait se faire que par étapes, dans la légalité. « Le gouvernement ne peut pas liquider tout le monde, l’idée d’une responsabilité collective n’est pas acceptable. Il faut enquêter, traduire devant les tribunaux », répétait-il[3]. Il sera en réalité toujours très réticent – il l’est encore aujourd’hui – à toute mesure visant, en tant que tels, les membres du RCD, s’opposant notamment à ce que soit prononcée l’inéligibilité des dirigeants de l’ancien régime.

Cette attitude lui vaut un été 2011 plutôt chaud. Le front des opposants réunit cette fois des militants d’extrême gauche, qui ont le sentiment, eux aussi, qu’on est en train de leur confisquer leur révolution, et les islamistes, dont la présence est maintenant très affirmée sur la scène politique aussi bien que dans la rue. Les manifestants ne réclament pas seulement des emplois mais la fin de l’impunité pour les serviteurs de l’ancien système. En juin, des manifestations, réprimées sans ménagement par les forces de l’ordre, éclatent dans la Tunisie de l’intérieur, à Metlaoui, Gafsa, Kasserine ou encore Sbeïtla. Puis le vendredi 15 juillet, après la prière, des centaines de personnes venues des villes du centre pour tenter d’envahir la place de la Kasbah. Leur but : organiser un sit-in sur le modèle de ceux de Kasbah 1 et 2, cette fois pour obtenir le départ des ministres de la Justice et de l’Intérieur qui symbolisent à leurs yeux un retour en arrière. Quelques dizaines de manifestants tentent d’investir les bureaux du Premier ministre. Béji Caïd Essebsi doit être exfiltré par les forces de l’ordre, qui le font sortir par une porte dérobée. Il se réfugie pour quelques heures au palais présidentiel de Carthage. « Les policiers recommencent à nous traiter comme avant, les anciens du RCD sont revenus partout, dans les partis, les administrations. Et au lieu du développement, on ne nous parle que du pseudo-combat entre les laïcs et les islamistes, mais ça, ce n’est pas la révolution ! » déclare à l’envoyée spéciale du Monde Lamine Bouazizi, un professeur de Sidi Bouzid qui a fait le déplacement. Mais toutes les tentatives de prendre d’assaut la place échouent en raison de l’important dispositif policier qui y est déployé. Il n’y aura pas de « Kasbah 3 ».

Pour gouverner, Béji Caïd Essebsi s’appuie officiellement sur ses deux ministres délégués, Ridha Belhaj et Rafaâ Ben Achour, qui constituent sa garde rapprochée. Mais un autre personnage va jouer, dans l’ombre, un rôle clé pendant toute cette période : Kamel Eltaïef. Sans attribution officielle, il ne figure dans aucun organigramme. C’est un visiteur du soir. Et un conseiller qui sent le souffre. Originaire, comme l’ex-président Ben Ali, d’Hammam-Sousse, ce chef d’entreprise passionné de politique a été le principal instigateur du « coup d’État médical » du 7 novembre 1987 contre Bourguiba, avant de piloter la politique d’ouverture des premières années du règne de Ben Ali. Un rôle qu’il revendique sans ambiguïté, au lendemain de la chute du dictateur. Il précise même être « revenu plusieurs fois à la charge » parce que Ben Ali « avait peur »… Au début des années 1990, il se brouille avec son poulain lorsque celui-ci décide de divorcer pour épouser Leila Trabelsi. Il tombe alors en disgrâce, au point même de passer quelques semaines en prison.

Eltaïef est d’abord un homme de réseaux. Il connaît tout le monde, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique tunisien, des défenseurs des droits de l’homme aux politiciens, des intellectuels aux syndicalistes. Béji Caïd Essebsi, lui, est resté éloigné des affaires pendant une bonne vingtaine d’années et doit refaire son carnet d’adresses. Les deux hommes ont quelques très proches amis communs. Eltaïef devient un conseiller écouté. Son terrain de prédilection, ce sont les nominations. C’est lui qui, le plus souvent, suggère au Premier ministre les noms de ceux qu’il convient de placer à la tête des grandes administrations, à commencer par les services de sécurité. C’est peu dire que son rôle agace. Sur les réseaux sociaux, les critiques les plus acerbes viennent d’abord des partisans de Moncef Marzouki – sans doute parce que cet opposant-là, qui a vécu en exil pendant toutes les années Ben Ali, ne fait pas partie des nombreuses relations de l’homme d’affaires –, puis des islamistes. Outre le fait d’avoir été le parrain de Ben Ali dans les années 1980, il lui est aussi reproché une approche régionaliste. En mai 2011, Farhat Rajhi, qui a été limogé par Béji Caïd Essebsi de son poste de ministre de l’Intérieur, l’accuse publiquement de s’activer en coulisses pour que le pouvoir reste aux mains des Sahéliens. Il en veut pour preuve la promotion de Rachid Ammar, devenu chef d’état-major des trois armées.

Tandis que le gouvernement gère et polarise de ce fait les revendications, les prochaines étapes de la transition sont mises en musique par une assemblée unique en son genre, « l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique ». Plus communément appelée « Haute instance », cette institution chargée de piloter les réformes politiques et électorales est composée de cent cinquante-cinq membres qui représentent une douzaine de partis, une vingtaine d’associations – dont l’Ordre national des avocats, la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme ou encore l’Association tunisienne des femmes démocrates –, des représentants de l’UGTT et quelques dizaines de « personnalités nationales ». Pluraliste, sa composition est le fruit d’un compromis. On se souvient que le gouvernement de Mohamed Ghannouchi avait nommé une commission chargée de réformer les textes liberticides de l’ancien régime, qu’il avait placée sous la présidence du juriste spécialiste du droit public Yadh Ben Achour. Par la suite, plusieurs associations et partis s’étaient rassemblés pour créer, autour d’une charte commune, un « Conseil de protection de la révolution » destiné à devenir une sorte de tuteur du gouvernement, habilité à trancher notamment les questions importantes de la transition. Mohamed Ghannouchi souhaitait maintenir ce conseil dans un rôle purement consultatif, ce dont ses membres ne voulaient bien entendu pas entendre parler. Lors des tractations qui ont précédé l’intronisation de Béji Caïd Essebsi, il est finalement décidé de confier l’élaboration des textes nécessaires à l’élection d’une assemblée constituante à une sorte de parlement non élu, aussi représentatif que possible des différentes sensibilités du pays – en fait, l’équivalent du « conseil » proposé par les associations et les partis d’opposition –, mais d’en confier la présidence à Yadh Ben Achour. Ce dernier devient donc de facto, aux côtés de Fouad Mebazaâ et Béji Caïd Essebsi, le troisième personnage de l’État. L’homme n’est pas seulement un éminent juriste, il est aussi issu de l’une des plus grandes familles du pays : son père, Fadel Ben Achour, fut un grand cheikh de la Zitouna, l’université islamique de Tunis, et l’un des penseurs de l’islam tunisien moderne, ainsi que le compagnon de route de Farhat Hached, le fondateur de l’UGTT.

Le dispositif est complété par la création d’un autre organisme ad hoc, l’Instance nationale pour la réforme du secteur de l’information et de la communication. Composée de journalistes et de personnalités issues de la magistrature, elle est présidée par Kamel Labidi, un journaliste indépendant contraint à l’exil qui fut longtemps le représentant au Moyen-Orient du Comité pour la protection des journalistes, une organisation non gouvernementale créée aux États-Unis en 1981.

La mise en place de la Haute instance est une étape clé dans le processus post-révolutionnaire tunisien. Sa composition met aussi en évidence le paradoxe de cette révolution. Les jeunes de Sidi Bouzid et des régions déshéritées du centre qui ont initié le mouvement n’avaient pas de leader. Dans les jours qui ont précédé, puis suivi, la chute du dictateur, leur message a été relayé par une nébuleuse d’associations, de partis et d’intellectuels qui ont littéralement monopolisé les micros. On est là au cœur de l’exception tunisienne : il existait dans ce pays, en dépit de la dictature, un vrai champ politique qui a très vite occupé le terrain. Ce dernier a transformé l’essai. Mais il l’a fait en recherchant le consensus, donc nécessairement en s’accommodant, au moins partiellement, du passé. Le processus a probablement à la fois épargné à la Tunisie le chaos que l’on a vu ailleurs et frustré ceux qui espéraient une véritable rupture révolutionnaire. Car, pendant toute cette période, la légitimité de ceux qui gouvernent la Tunisie, qu’il s’agisse du pouvoir exécutif ou de ce vrai-faux parlement, ne repose que sur ce consensus.

En dépit de débats souvent houleux, des désaccords avec le Premier ministre qui lui reproche de vouloir jouer les censeurs et des menaces répétées d’Ennahdha de claquer la porte – ce que le parti islamiste fera à deux reprises – ce mini-parlement finira par accoucher d’un vrai processus transitionnel : un nouveau code électoral, assorti d’un « pacte républicain », une institution ad hoc – encore une ! – chargée d’organiser le scrutin. Il est décidé que la prochaine Assemblée constituante sera élue à la proportionnelle selon la méthode de répartition des sièges « au plus fort reste », ce qui devrait empêcher une formation politique d’accéder seule au pouvoir, que les listes devront toutes respecter la parité hommes-femmes, une première dans le monde arabe, et que les anciens cadres du RCD, jusqu’à l’échelon local, ne pourront pas être candidats. Par ailleurs, l’élection de cette assemblée, initialement fixée au 24 juillet puis reportée au 23 octobre 2011, ne sera pas pilotée par le ministère de l’Intérieur, de triste réputation, mais entièrement organisée par une « Instance supérieure indépendante pour les élections » (ISIE). Créée le 18 mai, elle a à sa tête une commission de seize membres présidée par Kamel Jendoubi, démocrate convaincu, ex-président du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme.

En quelques semaines, c’est une véritable administration que ce dernier va forger de toutes pièces. L’ISIE gère à la fois les inscriptions sur les listes électorales, la logistique du scrutin, le dépouillement, les accréditations des observateurs, tunisiens ou étrangers, celles des contrôleurs des partis et des journalistes… Au total, elle compte quatre mille cinq cents agents, répartis sur l’ensemble du territoire, auxquels viendront s’ajouter les volontaires recrutés pour tenir les bureaux de vote, cinq mille personnes environ dont un grand nombre d’enseignants, qu’il faudra former. La sécurité des opérations sera assurée par des patrouilles mixtes de l’armée et de la police, et le transport du matériel par l’armée se fera sous la supervision de l’ISIE. « La crédibilité du processus électoral est essentielle pour l’avenir du pays », souligne Kamel Jendoubi à la veille du scrutin[5].

L’inscription sur les listes se heurte à la méfiance des citoyens. 40 % seulement des électeurs potentiels effectueront la démarche. La torpeur estivale et la communication parfois défaillante des organisateurs n’expliquent pas tout. L’émiettement de la classe politique – plus de cent partis – rend le choix difficile, d’autant que quelques figures de l’ancien régime sont soupçonnées de parrainer en coulisses une partie de ces groupuscules. Les plus jeunes se méfient de formations politiques qui font parfois partie du paysage depuis plus de trente ans. Beaucoup aussi sont déçus par le gouvernement de transition dont le capital de confiance s’est émoussé au fil des mois. « La corruption est toujours là, le fonctionnement de la justice n’a pas changé, beaucoup de gens sont dégoûtés », constate Sofiane Belhaj, qui fut l’un des blogueurs de la révolution avant d’intégrer la Haute instance. De l’issue du scrutin dépendront pourtant les choix institutionnels du pays.

Celui-ci a été divisé en vingt-sept circonscriptions auxquelles viennent s’ajouter les six circonscriptions réservées aux Tunisiens de l’étranger. Les électeurs auront le choix entre mille cinq cent soixante-dix listes, dont près de la moitié sont des listes indépendantes, ce qui représente au total plus de onze mille candidats. Chacune des listes a reçu une aide financière de 2 500 dinars (1 100 euros), une somme jugée insuffisante par les indépendants qui n’ont pas les mêmes moyens que les partis. Toutes ont pu enregistrer un spot de trois minutes destiné à la télévision. L’ISIE a choisi d’interdire, en dehors de ces messages, la publicité politique – au grand dam des partis les plus riches – ainsi que la publication des sondages pendant la campagne officielle. Pour éviter les fraudes, chaque électeur devra tremper son doigt dans une encre indélébile avant de quitter le bureau de vote.

Fin septembre, à quelques jours de l’ouverture de la campagne officielle, les principales formations politiques du pays se mettent d’accord pour limiter à un an – on verra qu’il n’en sera rien – le mandat de la future Assemblée constituante. Avant d’engager ses travaux, celle-ci procédera à l’élection d’un nouveau chef de l’État qui nommera un Premier ministre.

Dès 7 heures du matin, ce dimanche 23 octobre, une foule nombreuse se presse devant les bureaux de vote. Ce n’est qu’à la dernière minute que beaucoup de Tunisiens ont réalisé le caractère historique de cette journée et qu’ils ont décidé d’en être. Et certains, qui ne sont pas inscrits, ont du mal à comprendre la procédure qui leur est réservée, laquelle suppose qu’ils envoient par texto le numéro de leur carte d’identité pour se voir attribuer un bureau de vote. L’ISIE veut un scrutin irréprochable et des résultats incontestables. D’où une rigueur parfois mal comprise. À Grombalia, une bourgade tranquille à vingt kilomètres de Hammamet, qui vit de l’agriculture et de la vigne, la fierté se lit sur les visages. Des « organisateurs » dûment badgés veillent au strict respect des consignes. De vieilles dames s’appuient au bras de leurs enfants et petits enfants pour accomplir leur devoir électoral dans les écoles aux murs blancs. L’imam de la grande mosquée, nommé sous Ben Ali mais resté en place, salue, lui aussi, la ferveur des habitants. Des policiers et des militaires débonnaires, souvent très jeunes, veillent au calme.

Kamel Jendoubi et son équipe ont bien travaillé. Le satisfecit, du côté des observateurs, est général. « J’ai participé, confie Andreas Gross, un député suisse qui dirige l’équipe des observateurs dépêchée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à plus de cinquante missions d’observation de ce type, je n’avais jamais vu de telles conditions de justice et de transparence dans un pays [qui n’a pas de] tradition démocratique. La Tunisie a gagné[6]. »

Les islamistes d’Ennahdha aussi. Ce sont eux, avec 35 % des voix et 89 députés sur 217, les grands vainqueurs de ce premier scrutin démocratique en Tunisie. Ils sont largement en tête, suivis par un trio composé du Congrès pour la République de Moncef Marzouki et du parti Ettakatol de Mustapha Ben Jaâfar. Sidi Bouzid est la seule grande ville de l’intérieur à ne pas voir Ennahdha arriver largement en tête. Le mouvement islamiste y est devancé par Al-Aridha, la « Pétition populaire », une formation dirigée par le millionnaire Hechmi Hamdi, originaire de la région. Installé en Angleterre, Hamdi a su utiliser efficacement sa chaîne de télévision, Al-Mostakilla, diffusée depuis Londres pour s’adresser aux laissés-pour-compte de sa région natale. En promettant des soins gratuits pour tous ainsi qu’une allocation de 200 dinars (88 euros) pour les chômeurs en contrepartie d’heures de travail pour la collectivité et en s’appuyant, aussi, sur le clan des Hamama dont il est originaire, grâce à ses relais tribaux actionnés depuis Londres, l’homme a réussi à obtenir trois sièges à l’Assemblée. Provisoirement du moins, car ils seront finalement invalidés à la suite de découverte d’irrégularités dans le financement de sa campagne.

Plusieurs facteurs expliquent le succès des islamistes. L’émergence de nouvelles classes moyennes moins tournées vers l’Europe que celles qui ont vu le jour au lendemain de l’indépendance, formatées par une éducation largement arabisée, a sans doute joué, tout comme le sentiment d’abandon de la Tunisie de l’intérieur pour laquelle le refuge dans les valeurs religieuses traditionnelles est un recours. Les « nahdhaouis » sont généralement considérés comme plus intègres, ou moins corruptibles, que les autres représentants de la classe politique. Mais la victoire d’Ennahdha, c’est aussi l’héritage de Ben Ali. En emprisonnant des centaines de jeunes islamistes, le dictateur en a fait des martyrs aux yeux de leurs familles, de leurs voisins ou de leur quartier. En cet automne 2011, Ennahdha est, pour de nombreux Tunisiens, le parti qui a payé le plus lourd tribut à la dictature, quasiment le seul à ne s’être jamais compromis avec l’ancien régime. En outre, privé d’existence légale jusqu’au 1er mars 2011, il a su très vite s’organiser et mobiliser la rue et les mosquées. Moins attendue, la percée du Congrès pour la République s’explique par un discours identitaire et des accents nationalistes qui ont séduit. Pour l’universitaire Hamadi Redissi, ce parti, « mélange de gauchisme, d’islamisme et de nationalisme[7] », est sans doute la formation qui a su le mieux convaincre les jeunes révolutionnaires. Autre atout et non des moindres : son rapprochement avec Ennahdha. Plus prévisible, le score d’Ettakatol est dû pour une large part à la personnalité de Mustapha Ben Jaâfar, figure respectée de la scène politique tunisienne. Les Tunisiens lui savent gré de ne jamais avoir dévié de sa trajectoire d’opposant. Ils ont aussi apprécié sa campagne consensuelle, sans attaques outrancières. Les perdants sont ceux dont le discours anti-islamiste était le plus virulent : le Pôle démocratique moderniste, constitué autour du mouvement Ettajdid, et surtout le Parti démocrate progressiste de Chebbi, longtemps donné dans les sondages au coude-à-coude avec Ennahdha.

Que vont faire les islamistes de leur victoire ? Avec qui gouverneront-ils ? Ils auraient dans un premier temps envisagé d’offrir la présidence de la République à Béji Caïd Essebsi, une solution notamment encouragée, en coulisses, par les Qataris. L’intéressé, à la veille des élections, disait lui-même « ne rien exclure » dès lors qu’il aurait « le sentiment d’être utile »[8]. En clair, il se serait bien vu à Carthage… Mais il n’est pas le seul. Deux partis seulement, ceux de Mustapha Ben Jaâfar et de Moncef Marzouki, ont accepté de former une coalition gouvernementale avec les islamistes. Cela mérite récompense. Il est acquis que la primature ira à Hamadi Jebali, secrétaire général d’Ennahdha, le parti arrivé en tête. Derrière, une course aux places s’engage entre les deux docteurs. Marzouki revendique avec force, pour lui-même, la présidence de la République. Jebali, qui ne l’apprécie guère, préférerait confier les clés de Carthage à Ben Jaâfar, moins imprévisible, qui s’y verrait bien lui aussi. Mais le parti de Marzouki a obtenu davantage de sièges qu’Ettakatol… C’est donc Marzouki qui ira à Carthage tandis que Ben Jaâfar se verra attribuer la présidence de l’Assemblée nationale constituante.