La question de la restitution des objets entraîne naturellement la question de leur présentation en Afrique. Il est donc important de connaître le point de vue de l’un des meilleurs connaisseurs du monde muséal africain, Abdoulaye Camara, que nous avons interrogé à Dakar.
Une chronique d’Alexandre Vanautgaerden, historien et historien d’art.
« IL FAUT BIEN TUER LE MODÈLE OCCIDENTAL DU MUSÉE » (Alpha Oumar Konaré)
Dans le cours « Marché de l’art : Circulation et restitution des œuvres d’art » que je donne au département Culture de l’Université Senghor,[2] je rappelle toujours aux étudiants que la question des restitutions a toujours été présente depuis les indépendances des pays africains ; aujourd’hui, elle est seulement médiatisée grâce aux discours du Président Macron en novembre 2017 à l’Université de Ouagadougou.[3]
Pourquoi, le président français s’est-il lancé ce défi ? Surtout quand on sait qu’un an plutôt, en décembre 2016, les autorités béninoises avaient essuyé un refus pour leur demande de retour des objets royaux emportés par l’armée française lors de la conquête de novembre 1892.[4] [Nous reviendrons sur ce discours dans un prochain épisode consacré aux restitutions au Bénin].
Œuvres d’art / biens culturels
Dans ce cours je traite également de manière approfondie de la notion de « biens culturels », définis dans la Convention de 1970. Cet aspect est essentiel pour préparer de futurs responsables qui sont appelés peut-être à leur retour à gérer les dossiers sur la restitution. Nous distinguons le « bien culturel » de l’œuvre d’art qui est une création artistique, et dont nous désirons qu’elle circule. Leur circulation doit être très ouverte, car ces œuvres appartiennent à la catégorie des industries culturelles et créatives. Les artistes africains ont besoin que leurs œuvres circulent et qu’elles soient bien vendues dans les marchés d’art. Par contre, pour les biens culturels nous souhaitons que leur circulation soit limitée, et encadrée par des accords de partenariat avec les institutions du continent ou en dehors.
On sait que les sorties d’objets du continent africain sont très anciennes. Si on prend le cas de l’Égypte, la campagne de Napoléon Bonaparte en Égypte (de 1798 à 1801), a permis de faire connaître son histoire mais elle a encouragé le pillage d’un patrimoine archéologique qui se retrouve aujourd’hui dans tellement de musées nationaux comme locaux, partout en Europe et dans le monde que l’on peut se demander s’il reste encore des objets en Égypte.
Heureusement, les Égyptiens ont la chance de posséder un patrimoine sur place et qui aujourd’hui encore s’enrichit grâce à de nouvelles découvertes. Les musées égyptiens disposent ainsi de suffisamment d’éléments pour raconter leur histoire ancienne à leur peuple. Ce n’est pas le cas des autres pays du continent africain dont les témoignages archéologiques et historiques sont moins nombreux.
Les Africains dans leur grande majorité ne disposent pas de suffisamment de témoins. Pour illustrer un discours historique correct, ils doivent se rendre à l’étranger, car une bonne partie de leur mémoire est conservée hors du continent. La Conférence de Berlin en 1884-1885 a édicté les règles officielles de la colonisation. Ensuite, les missions scientifiques, les missionnaires, les colons, les militaires ont constitué des collections privées, tous ont emporté des objets, ce qui explique leur dispersion hors du continent.
« Le patrimoine est parti, mais les Africains ne l’ont pas oublié »
À partir du moment où les pays africains ont été indépendants, avec la naissance de l’OUA (Organisation de l’Unité africaine, créée en 1963), la réclamation des biens est apparue indispensable pour que s’opère la réécriture de l’histoire africaine. Ces objets étaient des supports de la tradition orale ou les dépositaires de ces traditions. C’est pourquoi ces objets – ces « biens culturels » – sortis du continent sont devenus un enjeu identitaire très fort. Principalement, les objets sortis sous forme de butins de guerre ou de collectes illicites.
Les organisations internationales (ONU, UNESCO) ont été utilisées pour appuyer ces demandes. La représentation de l’Afrique au sein de ces organes a permis le lancement en 1964 de l’édition d’une Histoire générale de l’Afrique libérée des préjugés raciaux hérités de la traite négrière et de la colonisation. Ce grand projet, coordonné plus tard par le Directeur général de l’UNESCO, Amadou-Mahtar M’Bow, a fait appel aux plus grands spécialistes africains et internationaux de l’époque, à travers huit volumes. Notre continent est riche, il est le berceau de l’humanité, mais paradoxalement, ses musées et ses archives sont extrêmement pauvres en objet de valeur.
On oublie souvent qu’en 1973, le président Mobutu Sese Seko, président du Zaïre (actuel République démocratique du Congo) a eu le génie d’interpeller ses pairs aux Nations Unies pour leur demander pour la première fois la restitution des œuvres d’art aux pays d’origine. C’est un discours historique qui mérite d’être connu [voir les extraits du discours cités dans l’épisode 2 de cette série]. Il a demandé et obtenu de l’Assemblée générale le vote d’une résolution demandant aux puissances riches qui possèdent des œuvres d’art des pays pauvres d’en restituer une partie afin qu’ils puissent enseigner à leurs enfants et petits-enfants l’histoire de leur pays.[5]
Charte culturelle en 1976
La Résolution des Nations Unies obtenue par le président Mobutu est très importante car quelques années plus tard, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) dans sa Charte culturelle africaine de 1976, retient dans son article 28 que :
Les États africains devront prendre les dispositions pour mettre fin au pillage des biens culturels, et obtenir que les biens culturels, notamment les archives, les objets d’art et d’archéologie, dont l’Afrique a été spoliée, lui soit restituée. À cette fin, ils devront en particulier appuyer les efforts déployés par l’Unesco et prendre toutes autres initiatives pour assurer l’application de la résolution de l’assemblée générale des Nations unies sur la restitution des œuvres d’art enlevées à leurs pays d’origine.[6]
De nombreuses personnes dans le monde ont aimé et apprécié l’Appel d’Amadou-Mahtar M’Bow du 7 juin 1978 [voir l’épisode 2 pour des extraits de cet appel][7]. Bien sûr, certains peuvent nous dire que si les objets n’étaient pas sortis du continent africain il n’en serait rien resté. Mais si vous prenez les objets rituels, peut-on vraiment dire que les personnes qui s’en occupaient ont été négligentes ? Quand les Anglais se sont rués sur les trésors royaux du royaume du Bénin (Nigeria), ces objets avaient-ils été négligés ?[8] Ces œuvres étaient bien conservées dans les palais avant que les militaires ne fassent main basse sur lui. Même chose pour le Trésor de Béhanzin[9]. La vérité est la suivante : les populations actuelles sont dépossédées d’une bonne partie de leur histoire. Et comme le dit l’Appel du directeur général de l’UNESCO :
Restituer au pays qui l’a produit telle œuvre d’art ou tel document, c’est permettre à un peuple de recouvrer une partie de sa mémoire de son identité, c’est faire la preuve que, dans le respect mutuel entre nations, se poursuit toujours le long dialogue des civilisations qui définit l’histoire du monde.
« Vous allez vider tous nos musées »
La restitution était une préoccupation de tous les conservateurs africains qui considéraient que ce patrimoine devait revenir sur le continent. Bien évidemment, il y a le problème juridique d’inaliénabilité que l’on nous rétorque : les objets présents dans les collections publiques françaises appartiennent aux Français, donc ne peuvent être rendus à leurs anciens propriétaires. C’est l’argument du président François Hollande quand il refuse de restituer le Trésor du Béhanzin en 2016. Souvent, on nous répète aussi, que si les Occidentaux ne les avaient pas pris et conservés, une grande partie aurait disparu. Nous reconnaissons la bonne conservation, mais nous estimons qu’il serait bon que certaines œuvres nous reviennent aujourd’hui.
On nous rétorque également : « mais vous allez vider tous nos musées ». C’est faux, les musées occidentaux sont riches par une tradition de collecte qui est fort ancienne. Nous, nous voulons juste récupérer des « objets » qui sont sortis d’Afrique sans notre consentement sous forme de butins ou de trophées durant la période coloniale ou suite à un trafic illicite.Et surtout, nous ne réclamons que les objets dont nous avons besoin pour retrouver notre identité, les témoins de notre histoire. On ne demande pas « tous les objets », on réclame seulement ceux qui sont utiles pour la valorisation du patrimoine historique et culturel. C’est cela qui est important. Nous n’avons rien contre le fait que les objets sortent d’Afrique, dans le cadre de prêt ou d’exposition. Nous souhaitons seulement que les objets qui font partie des biens culturels reconnus par la Convention de 1970 de l’UNESCO, soient protégés du pillage et du trafic illicite.
Le discours inattendu du président Macron à Ouagadougou
Face aux étudiants de Ouagadougou, le président a prononcé le 28 novembre 2017 un discours qui est entré dans l’histoire des restitutions. Un discours qui constate et qui regrette qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit conservée en France et dans des musées européens. Cette reconnaissance, souhaitée, était inattendue. Une restitution qui devient une priorité pour un chef d’État européen, on ne pouvait qu’en rêver. Le président français est le premier chef d’État européen qui vient en Afrique et qui nous dit : oui, nous savons que votre patrimoine est chez nous, on va vous le rendre.
Bien évidemment, les populations africaines se sont senties interpellées par ce discours et l’ont tout de suite commenté. Certains Africains ont interprété le discours de la façon suivante : ces objets ont été volés, il faut qu’on nous les rende. Mais ce n’est pas si simple : ce patrimoine, aujourd’hui en Europe, est conservé dans des musées. Il y a des lois qui les régissent, le patrimoine n’appartient pas au président français. Il a fallu que l’Assemblée nationale française adopte une loi pour que les vingt-six œuvres issues de la prise d’Abomey des collections du musée du Quai Branly, ainsi que le sabre d’El Hadj Omar, soient rendus. Il semble pourtant que le processus des restitutions est bien lancé en France ainsi que dans d’autres pays Européens, notamment en Allemagne et en Belgique.
Le piège, les « bonnes conditions » muséales
« Il faut rendre les objets quand les conditions muséales sont réunies ». Cette exigence pour restituer est absurde. Si on discute comme cela, on ne rendra jamais les objets, parce que les bonnes conditions impliquent des charges diverses et coûteuses en termes de ressources humaines, techniques et financières. Si l’on part du principe que toutes les conditions muséales doivent être réunies, beaucoup de musées échoueraient à l’entrée. Aucun musée n’est parfait. Si on se sert de cet argument dans le cadre d’une restitution, c’est qu’on ne veut pas rendre. À partir du moment où il y a des communautés ou des États qui parlent au nom de ces communautés, qui réclament leurs œuvres, alors il est temps de leur rendre les objet.
Mais, il est utile, arrivé à ce point, de rappeler comment le monde muséal s’est constitué en Afrique. Je suis préhistorien de formation, ce qui m’intéressait c’était de rechercher les sites paléolithiques dans l’est du Sénégal : prospections, fouilles, inventaire des sites archéologiques et constitution d’outillage archéologique pour illustrer les différentes périodes préhistoriques. C’est à partir de 1989 que l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN)[10] m’a confié la direction du Musée historique à Gorée, d’où mon intérêt pour le patrimoine culturel et pour la Traite des noirs. Des musées ont été créés durant la colonisation ; et, évidemment, derrière chaque création d’un musée, il y a un enjeu politique. Quand les Français ont ouvert un musée à Gorée en 1954, ce musée était le musée historique de l’Afrique occidentale française. L’objectif était d’exposer une variété de civilisations et d’ethnies réunies sous la bannière française. Quand l’indépendance est intervenue, il fallait changer les objectifs et la formulation de ce musée qui est devenu le Musée historique du Sénégal, mais il faut reconnaître que dans beaucoup de pays africains, la culture muséale n’a pas été la première préoccupation des états après l’indépendance.
« Quels musées pour l’Afrique ? »
Quand le Conseil international des Musées (ICOM) a organisé « Quels musées pour l’Afrique » en 1991, c’était une rencontre qui venait en son heure. Ce colloque s’est tenu dans trois pays : Bénin, Togo et Ghana. Dans chacun des pays se tenaient des ateliers avec une thématique spécifique. L’organisation de ces rencontres a été soutenue par un Africain à la tête de l’ICOM : Alpha Oumar Konaré[11]. La plupart des musées n’avaient alors de musée que le nom. La formation des dirigeants de ses musées était totalement disparate, et il était impossible de répondre à l’idéal des musées formulé par l’ICOM : conserver, enrichir, étudier.
Ce qui ressortait de nos débats, c’est qu’il fallait à la tête des musées des gens bien formés. C’était le plus essentiel. Il existait alors deux centres de formation : il y avait un centre formation pour les techniciens anglophones à Jos au Nigeria et à Niamey au Niger pour les francophones. Ces deux centres étaient financés par l’UNESCO, mais ils étaient en crise. La plupart des techniciens africains étaient alors obligés de se former dans le cadre du programme Prevention in Museums in Africa (PREMA) organisé par l’International Centre for the Study of the Preservation and Restoration of Cultural Property (ICCROM) à Rome.
Dans l’atelier du Bénin et dans la synthèse des travaux adoptés à Lomé, les participants ont recommandé que cette formation se tienne en Afrique et que la création d’autres centres de formation soit encouragée. Les recommandations de cette rencontre ont été suivies avec la création de l’École du patrimoine africain (EPA) à Porto-Novo au Bénin[12] et de l’Université Senghor à Alexandrie en Égypte pour les francophones.[13]
Les filières du patrimoine dans l’espace francophone
En 1996, l’Université Senghor organisait une rencontre, Les filières du Patrimoine dans l’espace francophone avec le soutien du Comité national français de l’ICOM et de l’Agence de la Francophonie, la participation d’universitaires, de directeurs de musées, de spécialistes du patrimoine culturel de différents pays francophones et des auditeurs en formation. Le Recteur de l’Université, le professeur Souleymane Seck avait souligné l’importance et la nécessité d’une véritable politique de développement des musées en Afrique, d’une formation de cadres africains de haut niveau pour prendre en charge le patrimoine africain. Pour le président d’ICOM France de l’époque, Jean-Yves Marin, le séminaire était l’occasion de réfléchir à des actions qui pouvaient compléter les stratégies nationales, de trouver les moyens d’une meilleure collaboration, de travailler sur les aspects juridiques et institutionnels, le financement et la gestion des institutions muséales… Aujourd’hui, le bilan montre que de nombreux étudiants notamment des pays de l’Afrique de l’Ouest ont bénéficié de cet enseignement : on les retrouve dans le paysage culturel, dans les musées, dans la gestion des sites ou dans des institutions culturelles. C’est une avancée notable, même si elle est encore insuffisante.
Les musées ont mis du temps à s’organiser, car il ne suffit pas d’avoir une réflexion intellectuelle, il faut énormément de sensibilisation vis-à-vis des communautés, il faut protéger les œuvres qui sont encore enfouies dans le sol. C’est très bien d’interdire la circulation des œuvres, mais ce serait encore mieux d’arrêter également le pillage sur place. On a des difficultés à faire respecter les réglementations nationales comme les Conventions de l’UNESCO (1970, 1972, 2003). La protection du patrimoine et la lutte contre le trafic illicite doivent être toujours prioritaires. Malheureusement les difficultés sont toujours présentes : manque de sensibilisation des communautés, frontières perméables au trafic… Le personnel affecté à la recherche, la documentation, la protection et à la valorisation du patrimoine est encore relativement insuffisant.
Après le colloque de 1991, on a demandé aux grands musées occidentaux de faciliter des accords de partenariat avec des pays africains pour mener des projets communs et développer le secteur muséal en Afrique. Deux expositions itinérantes en Afrique méritent d’être signalées : « Ingénieuse Afrique : Artisans de la récupération et du recyclage »[14] et la célèbre exposition portant sur les Vallées du Niger, présentant un patrimoine culturel vieux de plusieurs millénaires, riche mais dont les vestiges archéologiques sont gravement menacés. Ces deux expositions internationales sont le fruit d’un partenariat professionnel, l’une s’appuyant sur la valorisation de l’artisanat et d’une économie informelle, l’autre mettant en avant des œuvres et des biens culturels anciens de grande valeur.
Beaucoup de conservateurs sans musée
Depuis la rencontre « Quels musées pour l’Afrique » en 1991, un grand effort a porté sur la formation des techniciens, des animateurs, des conservateurs et des gestionnaires de sites et d’institutions culturelles. Des musées ont été créés ou rénovés : musées nationaux, universitaires, privés, régionaux, etc. Malgré la faiblesse des moyens, ils sont visités par les nationaux et les touristes. De nombreux dirigeants politiques en Afrique pensent que grâce au retour des œuvres, on pourrait développer le tourisme. Mais, pour que tout cela marche, il faudrait qu’il y ait des « grands musées ». Or, de grands musées sur le continent, il y en a peu. Le Musée des civilisations noires à Dakar, a été réalisé grâce à une coopération avec la Chine. Au Bénin, les œuvres restituées sont exposées au palais présidentiel à Cotonou en attendant la construction du musée. L’engouement du public béninois pour l’exposition « Art du Bénin d’hier et aujourd’hui, de la restitution à la révélation » a montré la fierté de tout un peuple : aucune exposition n’a eu autant de succès.[15]
L’avantage du Musée des civilisations noires c’est de s’appuyer sur tout ce qui touche la civilisation africaine, depuis la préhistoire jusqu’aux évolutions historiques, en passant par les personnages qui ont marqué le continent. Il présente les œuvres ethnographiques anciennes et les traditions qui les ont accompagnées, tous les styles artistiques contemporains. Tout ce qui est facteur de civilisation est intégré dans la dynamique du musée. Peut-être que les musées nationaux d’aujourd’hui et de demain devraient se tourner vers ces types de thématiques et par là, disposer d’une vision plus large d’un patrimoine toujours en mutation.
Les musées à l’heure de l’indépendance
Les premiers musées ont occupé des bâtiments coloniaux, des résidences royales. Le musée de Gorée est situé dans un fort français : le fort d’Estrées, d’autres musées en Afrique de l’Ouest étaient abrités dans des annexes des centres de l’Institut français d’Afrique noire. On transformait en musée des structures existantes même si les espaces ne s’y prêtaient pas. Aujourd’hui, un musée moderne exige un certain nombre de critères architecturaux auxquels ces bâtiments coloniaux ne peuvent répondre. Il faut des moyens financiers propres car il ne s’agit plus de musées à l’heure de l’indépendance, mais de musées à l’heure des restitutions.[16] L’objectif pour tous les pays est la création de musées porteurs de toutes les ambitions, de musées de la dernière génération, comme le Musée des civilisations noires (MCN) à Dakar, qui peuvent prendre en charge la valorisation et la sécurisation des « objets restitués » ou des objets prêtés en exposition temporaire par les musées occidentaux, comme par exemple l’exposition Picasso qui s’est tenue durant ce premier semestre à Dakar.[17] C’est le rôle des musées d’aujourd’hui de prendre en compte l’ensemble de ces préoccupations d’ordre socio-politique, culturel et religieux qui nous interpellent.
En 1991, le président de l’ICOM, Alpha Omar Konaré, a déclaré à Lomé qu’il fallait « tuer le modèle occidental des musées ». C’était une invitation pour se libérer : des musées en Afrique qui servent d’alibi pour dire qu’on aide la culture, qu’on défend les cultures nationales … mais qui sont en réalité des musées qui n’ont jamais réellement quitté les villes où ils restent la chose des étrangers…
C’était une invitation pour réinventer le musée africain. Mais quel était ce modèle africain à inventer ? Une invitation à remettre en cause l’institution muséale héritée de l’époque coloniale dont les caractéristiques essentielles restaient son isolement d’une communauté qu’elle devait servir. Il fallait bien tuer le modèle occidental de musée en Afrique pour que s’épanouissent de nouveaux modes de conservation et de promotion du patrimoine, de rompre avec les musées qui continuent à vivre, parce que financés par l’extérieur. Mais après plus de trois décennies, il y a encore un long chemin à parcourir pour se libérer des tutelles financières étrangères.
Pour qui sont pensés les musées en Occident ?
Penser un autre type de musée, différent des musées occidentaux ? Penser à partir de cette « matrice du musée universel »? Il est vrai qu’en décembre 2002, une “Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels” a été rédigée par dix-neuf des plus grands musées d’Europe et d’Amérique du Nord. Sa publication n’a pas eu de succès auprès des professionnels de l’ICOM qui ont vite perçu le problème lié à un refus de restitution des œuvres conservées dans les collections de ces musées. Quand on détient des œuvres qui ne vous appartiennent pas, il est facile d’imaginer différents scénarios pour ne pas les rendre. Ces musées occidentaux nous disent : « nous admettons posséder ces œuvres, mais nous les mettons en valeur pour des millions d’individus qui nous visitent et qui les apprécient fortement. On peut être satisfait de voir nos œuvres présentées, « de l’autre côté », avec autant de qualité esthétique. Cela ne change pourtant rien au fait que nous voulons en récupérer une partie. La logique du musée universel, issue des Lumières, déclare qu’il n’est pas nécessaire de les rendre car ces objets sont présentés à plus de personnes qu’on ne pourrait le faire en Afrique. Tout cela est vrai et faux en même temps, car la vraie question est la suivante : à qui ces objets sont-ils présentés ? Certainement pas aux Africains. Très peu d’entre eux venaient voir le « Trésor de Béhanzin » à Paris. Et quel est le pourcentage d’Africains, diaspora incluse, a eu cette « chance » d’admirer au musée du quai Branly ces superbes pièces du Royaume d’Abomey classées « statues royales anthropo-zoomorphes ».
J’aimerais terminer cet entretien en évoquant un objet qui me tient à cœur et qui mérite d’être connu de tous les Sénégalais. Il s’agit de la pierre lyre[18] exposée au Musée du quai Branly à Paris. C’Est un mégalithe en forme de Lyre mesurant environ 2 mètres pour un poids de 4 tonnes. Elle a été retirée du Sénégal d’un cercle du village de Soto, au Sud-ouest de Kaffrine et à 257 km de la capitale : Dakar. C’est la plus grosse pierre lyre de l’aire mégalithique de la Sénégambie (sites sur la Liste du patrimoine mondial). Cette pierre témoigne de la richesse de notre patrimoine archéologique et de sa visibilité par un public international. Ce bien culturel fait partie d’un protocole relatif à un échange d’œuvres d’art pour une durée de trois ans reconductible tacitement qui a été signé à Dakar le 31 mai 1967.[19] L’échange concerne 15 tapisseries d’Aubusson[20] échangées contre la pierre lyre, 32 objets retirés des collections de l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN) : masques, bracelets, sièges et quelques petits masques en or (provenant de Côte d’Ivoire). Ces objets de l’Université de Dakar étaient destinés au Musée des Arts africains et océaniens de Paris. Le protocole a évalué les œuvres de chacune des Parties pour même somme. Ce qui, au vu des objets, correspond à un échange extrêmement déséquilibré au profit de la France. Très peu de professionnels de la culture sont au courant de ce protocole. À l’heure où l’on parle de restitution, il serait bon d’envisager de revoir ce protocole pour étudier les termes de l’assurance, la reconduction tacite souhaitée selon les normes de l’ICOM, l’estimation des pièces et la durée de l’échange. Le tout en vue d’une collaboration et d’un accord équitable.
Partenariat
Ces dernières années, les musées et les législations nationales s’adaptent pour faire face à cette problématique des restitutions, et c’est très bien. Les choses bougent et on peut s’en réjouir. Maintenant, il faut envisager cette question des restitutions sous l’angle général du partenariat. Les pays africains ont besoin de l’aide de tout pays qui a une forte tradition des musées. Le professionnalisme d’institution partenaire ne pourra être que bénéfique. Les institutions du continent africain ont besoin de cette collaboration qui est un partenariat gagnant/gagnant.
Tous mes remerciements à mon ami et collègue Jean-Yves Marin, ancien Directeur des musées d’art et d’histoire de la ville de Genève. J’ai travaillé avec lui sur les dossiers portant sur le trafic et la restitution dans le cadre de plusieurs comités de l’International council of Museum (ICOM)[1], de la Commission de déontologie des musées et institutions patrimoniales de la Ville de Genève dont l’une des missions était de retirer des collections muséales tout objet de provenance douteuse.
NOTES
[1] Abdoulaye Camara a collaboré avec Jean-Yves Marin notamment dans le comité ICMAH (ICOM International Committee for Museums and Collections of Archaeology and History). J’ai moi-même pu bénéficier de l’expertise de Jean-Yves Marin tout au long de la rédaction de ces articles. Je le remercie pour ces discussions très stimulantes. On relira avec intérêt la chronique de Jean-Yves Marin dans La lettre du Comité national français d’ICOM France, 12 (janviers 1992), p. 4-5 : « L’ICOM et l’Afrique, l’ICOM en Afrique », à propos des Rencontres « Quels musées pour l’Afrique ? Patrimoine en devenir », Bénin, Ghana, Togo, 1991.
[2] Abdoulaye Camara enseigne ce cours à l’Université Senghor d’Alexandrie depuis 2020.
[3] Le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou est disponible sur le site de l’Élysée dans sa version vidéo ou dans sa retranscription : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/11/28/discours-demmanuel-macron-a-luniversite-de-ouagadougou.
[4] L’élection de l’élection de Patrice Talon à la tête du pays, en avril 2016, a été le signal d’une nouvelle dynamique. Dès le 26 août, il adressait une lettre au gouvernement français demandant la restitution. Le 12 décembre, Jean-Marc Ayrault, premier ministre de François Hollande, adressait une fin de non-recevoir : « Conformément à la législation en vigueur, [ces objets] sont soumis aux principes d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité et d’insaisissabilité. En conséquence, leur restitution n’est pas possible. ». Un collectif de députés français et béninois, ralliés par les rois du Bénin, s’insurgea contre la fin de non-recevoir opposée par Jean-Marc Ayrault à leur demande de restitution. Voir la tribune publiée dans Le Monde du 23 mars 2017 : « Rendez au Bénin les trésors pillés pendant la colonisation ! » : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/03/23/rendez-au-benin-les-tresors-pilles-pendant-la-colonisation_5099660_3212.html; et l’article de Guillaume Lecaplain, « La France refuse de rendre les objets royaux du Bénin », Libération, 23 mars 2017 : https://www.liberation.fr/culture/2017/03/23/la-france-refuse-de-rendre-les-objets-royaux-du-benin_1555888/.
[5] Il s’agit de la résolution 3187 (XXVIII) de L’UNESCO sur la « Restitution des œuvres d’art aux pays victimes d’expropriation ». On trouvera cette résolution, ainsi que l’ensemble des textes juridiques de l’UNESCO applicables à la problématique des restitutions sur la page suivante : https://fr.unesco.org/fighttrafficking/legaltexts.
[6] Le texte de la charte culturelle de l’Afrique est consultable ici : https://au.int/sites/default/files/pages/32901-file-02_charter-african_cultural_renaissance_fr.pdf
[7] « Pour le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine culturel irremplaçable: un appel de M. Amadou-Mahtar M’Bow, Directeur Géneral de l’UNESCO », Le Courrier de l’UNESCO: une fenêtre ouverte sur le monde, XXXI, 7 (1978), p. 4-5.
[8] Voir Ekpo Eyo, « Nigeria: Return and Restitution of Cultural Property », Museum, vol. 31, No. 1 (1979), p. 18-21 : En 1897, une expédition britannique conduite par le consul Philips se dirigeait vers Bénin City au moment où le roi Oba Ovonramwen célébrait l’un des plus importants rites annuels pendant lequel il ne lui était pas permis d’entrer en contact avec quoi que ce soit d’étranger, y compris les personnes. Le consul Philips, prévenu, passa outre et l’inévitable se produisit. Le rituel étant l’acte le plus important dans la vie des Binis, il fallait à tout prix empêcher Philips d’aller plus loin. Une personne de la suite d’Oba, le chef Olugbushe, sans en référer au roi, tua sept des neuf membres de l’expédition. La réaction britannique fut immédiate. La ville fut envahie et le palais où se trouvaient des dizaines de milliers d’objets d’art en bois, en ivoire ou en bronze, fut d’abord pillé… puis incendié et le roi fut exilé. Les objets d’art furent d’abord envoyés à Londres et, de là, dispersés dans le monde entier. Il n’est guère de musée ethnographique qui ne possède au moins une pièce du Bénin. On évoquera dans un prochain épisode The Swiss Benin Initiative: Research and Dialogue with Nigeria mené par le musée Rietberg à Zurich, concernant ces œuvres.
[9] Le Trésor de Béhanzin est une collection de vingt-six pièces données par le général Alfred Amédée Dodds au musée d’Ethnographie du Trocadéro. Ces pièces sont issues des combats menés à Abomey et pillées au cours de l’incendie du Palais royal allumé par Béhanzin, roi d’Abomey, le 17 novembre 1892 avant de partir lors de la prise de la capitale du Royaume du Dahomey par les troupes françaises du colonel Alfred Dodds. Les objets viennent d’être restitués au Bénin et font l’objet d’une exposition que nous évoquerons dans un prochain épisode de cette série.
[10] L’Institut français d’Afrique noire est un institut de recherche intégré après l’indépendance à l’Université de Dakar en 1963, puis rebaptisé Institut fondamental d’Afrique noire.
[11] Alpha Oumar Konaré a été président de l’ICOM de 1989 à 1992 avant de devenir président du Mali de 1992 à 2012.
[12] Voir Alain Godonou, « L’École du Patrimoine africain : pôle d’excellence à Porto Novo », Africultures, 70/1 (2007), p. 149 et le site de l’EPA : https://www.epa-prema.net.
[13] Pour l’Université Senghor, la création du département Gestion du patrimoine culturel était en gestation, avant la rencontre de l’ICOM, depuis une réunion des ministres de la culture francophones à Liège en novembre 1990. Lors de cette réunion, il avait été recommandé la mise en place d’un « plan d’urgence en faveur du patrimoine du sud. La recommandation entérinée avait permis la création du département du patrimoine culturel en 1992. Les premiers auditeurs étaient admis dans cette université avec le baccalauréat. Aujourd’hui, pour l’admission, une licence est exigée pour une formation sanctionnée par un diplôme de Master (1 et 2). L’enseignement au département Culture porte aujourd’hui sur deux spécialités : gestion du patrimoine culturel (GPC) et management des entreprises culturelles (MEC) qui sont majoritairement rattachés à trois disciplines des sciences humaines et sociales : droit, communication et gestion. Pour l’université Senghor, voir : http://www.usenghor-francophonie.org/departement-culture.
[14] L’exposition « Ingénieuse Afrique : Artisans de la récupération et du recyclage » a pris forme à Québec, en septembre 1992, à la suite de la Conférence Générale de l’ICOM et a réuni le Musée de la civilisation de Québec et des partenaires des musées de l’IFAN (Musée d’art africain, Musée historique et Musée de la mer), de Enda Tiers-Monde à Dakar, du Musée national du Mali, du Musée des civilisations de Côte d’Ivoire, de la Direction du patrimoine culturel du Bénin. L’exposition a été présentée, à partir de 1994, au Canada et dans tous les pays associés au projet en présentant au public une image valorisante des artisans qui travaillent dans le domaine de la récupération et du recyclage, et en montrant des objets issus de la récupération dans un contexte muséographique valorisant. Voir le catalogue d’Andrée Gendreau, Ingénieuse Afrique : artisans de la récupération et du recyclage, Saint-Laurent [Québec], Fides, Musée de la Civilisation, 1994. L’exposition sur la Vallée du Niger a été présentée d’octobre 1994 à mars 1998 en Europe et en Afrique : Burkina Faso, Guinée, Mali, Mauritanie, Niger et Nigeria. Voir le catalogue Vallées du Niger, éd. Jean Devisse, Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1993.
[15] L’exposition actuelle a attirée sur 40 journées d’exposition, 187 285 visiteurs, plus de 4 600 visiteurs en moyenne par jour ! En réalité, la présentation d’une partie du Trésor du Béhanzin au Bénin à la Fondation Zinzou avait attiré plus de 275.000 visiteurs déjà en 2006, mais il n’y avait pas de jauge COVID à l’époque, nous précise Marie-Cécile Zinzou, la présidente de la Fondation qui organisa l’exposition avec le Musée du Quai Branly.
[16] Voir le « Manifeste pour le droit d’accès aux collections coloniales séquestrées en Europe de l’ouest » de Clémentine Deliss dans Multitudes, 73 (2018/4), p. 18 à 24.
[17] Exposition « Picasso à Dakar 1972-2022 », 1er avril-30 juin 2022 au musée des Civilisations noires, à Dakar (Sénégal). Commissaires de l’exposition : Guillaume de Sardes (musée Picasso), Hélène Joubert (Musée du Quai Branly – Jacques Chirac), El Hadji Malick Ndiaye (musée Théodore Monod, Dakar), Ousseynou Wade (musée des Civilisations Noires, Dakar).
[18] Sur la pierre lyre, voir le dossier de l’UNESCO Les Cercles Mégalithiques de Sénégambie publié lors de l’inscription du bien au registre du patrimoine mondial en 2006 : https://whc.unesco.org/uploads/nominations/1226.pdf ; et, Geneviève N’Diaye-Corréard, « Pierre de lyre », in Les mots du patrimoine : le Sénégal, Archives contemporaines, 2006, p. 424.
[19] Voir l’Accord de coopération en matière culturelle entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République du Sénégal (avec annexes). Signé à Paris le 29 mars 1974.
[20] Voir l’Accord de coopération en matière culturelle entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République du Sénégal (avec annexes). Signé à Paris le 29 mars 1974.
Notre série sur la nécessaire restitution du patrimoine africain (volet 2)