Mustapha Idbihi, ouvrier à Billancourt et découvreur de talents

06/12/2025 – Patricia Bechard

Bien avant que la « diversité » ne devienne un mot-valise, Mustapha Idbihi reliait l’atelier à la scène, la sueur à la chanson, l’exil à la fête. Ouvrier à Billancourt et découvreur de talents maghrébins, il a ouvert les grandes salles parisiennes aux familles immigrées — avant d’être effacé par une mémoire officielle pressée d’oublier ses pionniers.

Nidam Abdi, ancien journaliste à Libération


Doukkali et Mustapha Idbihi

Longtemps avant que la « diversité » ne devienne slogan, Mustapha Idbihi faisait entrer la mémoire ouvrière et les voix du Maghreb dans les temples parisiens de la musique. Ouvrier à Billancourt, tourneur par nécessité et par passion, il fut la grande passerelle entre l’usine, la scène et l’exil — avant d’être relégué au silence par des politiques culturelles et urbaines qui ont préféré ses héritiers à son œuvre. À l’heure où la France doute d’elle-même, le destin du natif de Casablanca dit peut-être ce que le pays a manqué comme stratégie d’intégration depuis l’époque Mitterrand.

Il raconte encore aux écoliers cette solidarité « indéfectible » qui régnait chez Renault Billancourt : « Quand un ouvrier arrivait pour son essai de quinze jours, ses collègues veillaient pour qu’il réussisse son intégration. Même sans parler français, on se comprenait par gestes. » Aujourd’hui, Mustapha Idbihi sillonne les établissements scolaires, invité par l’association Paroles d’hommes et de femmes fondée par Frédéric Praud, pour transmettre ce que l’usine lui a appris : la dignité des mains, la fraternité des langues. Et il rappelle que Billancourt fut aussi l’antichambre de destins d’hommes d’État — de Deng Xiaoping à Hô Chi Minh, de Sékou Touré à d’autres exilés devenus puissances d’histoire.



Mustapha Idbihi et des collègues de l’usine Renault

Il y a des vies qui ressemblent à des lignes de basse : on ne les distingue pas toujours, mais sans elles, la musique s’effondre. Celle d’Idbihi est de celles-là. Né à Casablanca en 1948, arrivé en France en 1968, il entre comme ouvrier spécialisé à l’Île Seguin. Face à lui, la chaîne et le vacarme des machines ; en lui, une autre cadence : celle des mots et des récits d’exil. Très vite, la culture devient pour lui à la fois outil et refuge. Dans l’atelier, il improvise un rôle d’écrivain public, traduit tracts et lettres, et invente à la buvette du comité d’entreprise ce qu’on n’appellera que bien plus tard « médiation culturelle ».

L’homme en bleu de travail pressent tôt une vérité simple : pour des ouvriers venus de cinquante-six nationalités, la culture n’est pas un luxe, mais une nécessité. Il organise fêtes religieuses, commémorations d’indépendance et, surtout, concerts. Il apprend à négocier, à convaincre, à remplir des salles. Bientôt, les rêves prennent la taille des mythes : le dimanche en musique, le lundi à la chaîne — comme si scène et usine n’étaient que deux étages d’un même immeuble.



Chab Mami, le poète Laabi, Mohamed Bhar, Said Maghrabi

Ainsi des artistes deviennent des collègues de nuit. Warda, Soulef, Abdelwahab Doukkali, Djamel Allam, Idir, Driassa, Ahmed Hamza chantent sous chapiteau devant l’usine à Billancourt pour y apporter l’air libre. Des écrivains passent aussi la barrière, parfois couchés à l’arrière d’une camionnette pour déjouer la sécurité : Tahar Bendjelloul, Rachid Boudjedra parlent aux ouvriers comme à des frères. La littérature descend du piédestal, les chansons prennent l’accent de l’atelier. À l’Île Seguin, on pleure l’« el ghorba », on rit d’un rire qui tient tête au métal.

Idbihi ne se contente pas de programmer à la cantine : il traverse Paris à grandes enjambées. Il ouvre la Salle Pleyel, la Mutualité, jusqu’à l’Olympia, aux ouvriers et à leurs familles. Un samedi de 1972, il fait applaudir la diva libanaise Sabah  ; le dimanche, on se retrouve ; le lundi, on tient la cadence un peu plus droit. À ceux qui lui demandent d’où lui vient une telle audace, il répond par des actes. Il n’est pas imprésario : il est pont.

Dans le Paris des années 70 et 80, quand les radios libres sont rares, Idbihi transforme chaque concert en média. La chanson devient bulletin d’information, la poésie un tract qui ne se froisse pas. Il monte des tournées depuis des cabines téléphoniques, un attaché-case fatigué à la main et une confiance têtue en bandoulière. Les artistes le suivent ; les camarades le surnomment « ministre de la Culture ». La boutade dit vrai.


Sabah et Mustapha Idbihi

Puis viennent les années Mitterrand et leur paradoxe : tandis que la « culture de l’immigration » entre dans les discours, l’homme qui l’a portée hors des statistiques disparaît des radars. Les institutions s’installent, les colloques fleurissent, les lieux s’inaugurent. Et Idbihi ? Inclassable : trop ouvrier pour les salons, trop manager pour les mémoires, trop populaire pour les théories. L’archive dort quand elle ne sert pas l’agenda.

Une nouvelle génération de responsables publics « issus de l’immigration » occupe le récit national. L’histoire devient capital symbolique ; les enfants de la cité prennent la lumière, leurs pères de l’usine restent dans l’ombre. Ce n’est pas un procès, mais un constat : à vouloir gommer les mains calleuses du roman national, on en éteint les basses. Or sans basses, pas de mélodie collective.

Même les universités ont parfois contribué à cet effacement. À force de conceptualiser le souvenir, on l’a éloigné. Des mots savants ont remplacé des noms simples ; des diagrammes, des visages. L’héritage s’est mué en musée sans guide, et les vitrines ont refroidi.

En 1985, Idbihi donne pourtant une respiration nouvelle au moussem, ces fêtes maghrébines mêlant sacré et profane, en les habillant d’une solidarité ouvrière. La même année, il participe à la programmation du Festival du Moussem de l’Association des travailleurs marocains de France : Najat Aâtabou, Raïss Bihti, Abdelkader Chaou, Karim Kacel, le Ballet Lemba, des troupes bretonnes, africaines, portugaises, espagnoles et tunisiennes, jusqu’à Carte de Séjour de Rachid Taha. Deux jours, onze mille personnes : l’Europe des ateliers se reconnaît dans une même fête.

Licencié de Renault en 1987, Idbihi ne s’arrête pas. Il fonde des structures de production, filme, archive, collectionne affiches et bandes, sauve des photos comme on sauve des visages. Ses cartons racontent une France multicolore avant l’heure ; ses tiroirs, des tournées cousues main. Il participe à des caravanes de mémoire, recueille la parole des anciens, transmet dans les écoles. Il sait qu’un pays se défait quand ses témoins se fatiguent.

On aimerait écrire que les institutions se sont enfin inclinées. Ce n’est pas encore le cas. Mais il est temps de dire son nom à voix haute. De rappeler qu’avant les labels, il y eut les ouvriers ; avant les politiques, les concerts ; avant la mémoire officielle, des mémoires portées à bout de bras.

Mustapha Idbihi est le Bruno Coquatrix des solidarités immigrées : même sens du plateau, même flair pour les talents, même conviction que l’art n’est jamais hors-sol. Sauf que son Olympia commençait au vestiaire de l’usine — et que ses affiches se payaient parfois en nuits blanches. Il n’est pas trop tard pour réparer : restaurer des archives, baptiser des salles, inviter des passeurs plutôt que des porte-parole. Admettre que la culture de l’immigration n’a pas attendu les années 2000 pour exister et que, pour comprendre la France, il faut l’écouter là où elle a chanté pour tenir — au cœur de ses ateliers. À Billancourt, la chaîne n’arrêtait jamais ; Idbihi, lui, l’a fait chanter.