De l’origine et du progrès du café d’Antoine Galland

11/12/2024 – La rédaction de Mondafrique

Et si l’histoire du monde s’écrivait dans le marc de café ? C’est à cette exploration fascinante que nous convie Ahmed Youssef dans sa préface à Kawa Arabica, suivi de De l’origine et du progrès du café d’Antoine Galland.

Ahmed Youssef (Préface) – Antoine Galland, Kawa arabica – suivi de De l’origine du café et du progrès du café, Orients Éditions, 18/10/2024, 128 pages, 11,90€

Jean-Jacques BEDU

Vous, qui tenez sur les seuils, entrez

Et prenez avec nous le café arabe

Vous pourriez vous sentir humains comme nous…

Mahmoud Darwich. Anthologie poétique, Actes sud, 2009.

Convoquant le poète Mahmoud Darwich, Ahmed Youssef, auteur d’une magnifique préface, célèbre d’emblée le café comme un symbole universel de partage et de connexion entre les cultures, unissant Orient et Occident autour d’un même rituel. Il met en lumière la passion d’Antoine Galland pour l’Orient, présentant son traité non pas comme une simple chronique, mais comme une véritable étude ethnographique qui décrypte avec une étonnante modernité les controverses religieuses, les pratiques sociales et les enjeux politiques liés au café. L’hommage final à Antoine Galland fait écho à l’invitation de Mahmoud Darwich, transformant chaque tasse de kawa en un hommage à ce passeur de culture. Quant aux illustrations, elles tissent un dialogue entre passé et présent. Photographies, peintures orientalistes, gravures, cartes et extraits de manuscrits arabes retracent l’épopée du café, des rituels ancestraux aux enjeux coloniaux. Ce foisonnement visuel, à l’image d’une tasse fumante débordante de promesses, nous invite à plonger dans ce livre étonnant, Kawa Arabica, et à redécouvrir l’histoire fascinante d’une boisson qui a conquis le monde, une tasse à la fois.

http://mondafrique.com/Antoine Galland, le traducteur conteur enchanteur des Mille et Une Nuits, s’est penché, avant l’éclosion de son œuvre maîtresse, sur une graine plus terre à terre, plus prosaïque, mais tout aussi fascinante : le café. Son traité De l’origine et du progrès du café (1699), bien plus qu’une simple chronique historique, est une véritable immersion dans le bouillonnement d’une époque où les mondes, musulman et chrétien, s’observent, s’influencent et parfois s’affrontent autour d’une petite tasse fumante. À travers un entrelacs de faits historiques, d’analyses linguistiques et d’anecdotes savoureuses, l’auteur, avec une curiosité intellectuelle digne d’un anthropologue avant la lettre, dessine la trajectoire fulgurante de ce « vin des Arabes », depuis les terres brûlantes d’Éthiopie jusqu’aux raffinés salons parisiens.

Une investigation linguistique

Loin de la posture hagiographique classique, Antoine Galland ancre sa démarche dans une minutieuse investigation sémantique. La généalogie du mot « café », de l’arabe qahwa au turc kahve, puis aux dérivés européens, se déploie comme un fil d’Ariane à travers les paysages culturels et les évolutions phonétiques. Cette dissection du terme nous rappelle, bien avant Gilles Deleuze, que la langue n’est pas un instrument neutre, mais un territoire mouvant, reflétant les rencontres, les appropriations et les métissages qui façonnent l’identité des cultures. L’étymologie et la signification propre du mot de Café, loin de l’exercice de style, révèlent les transferts culturels entre Orient et Occident, soulignant le rôle du café comme vecteur de ces échanges.

Antoine Galland, dans cette perspective, dépasse le rôle de simple traducteur pour devenir un passeur d’univers culturels. Sa longue expérience d’interprète en langues orientales, enrichie par ses missions diplomatiques et sa profonde connaissance du monde musulman, lui confèrent un regard privilégié, lui permettant de décrypter les codes et les nuances d’une civilisation souvent mal interprétée par ses contemporains européens. On ressent ainsi, entre les lignes du traité, cette volonté de rétablir une image plus juste et plus nuancée de l’Islam, au-delà des préjugés et des fantasmes orientalistes en vogue à l’époque. La controverse du café, ses implications religieuses, médicales et politiques en sont les exemples.

L’arbuste aux mille visages 

L’analyse de la controverse du café par Antoine Galland éclaire la dimension religieuse et politique du breuvage dans le monde musulman. La querelle entre les détracteurs et les défenseurs de l’infusion noire, de La Mecque à Constantinople, témoigne des enjeux identitaires et du rôle social de cette boisson. En décrivant, notamment les débats théologiques entre oulémas et le processus de criminalisation (éphémère), puis d’acception du café à La Mecque, Antoine Galland permet au lecteur occidental d’appréhender l’évolution et l’articulation des opinions doctrinales en Islam, et de nuancer l’image figée et caricaturale des élites religieuses musulmanes souvent projetées.

La précision de l’auteur dans la description de ces débats théologiques sur le caractère licite ou non du café, révèle la modernité de son approche. Ses descriptions s’articulent comme les pages de la Bibliothèque d’Herbelot, auxquelles il participa lui-même, révélant cette démarche encyclopédique cherchant à ordonner la connaissance de ce qui était vu à l’époque comme l’autre absolu, l’incommensurable. De plus, à travers ses descriptions des coutumes et rituels autour du café dans différents contextes (cafés de La Mecque, Constantinople, et les domiciles), l’auteur met en lumière la complexité des usages et les rituels autour de cette boisson qui, telle la vigne en France, peut être sacrée, comme dans certains rites soufis, ou objet de débats entre hommes religieux au sein même d’une mosquée.

Au-delà des brûlures d’estomac.

L’histoire du café retracée par Antoine Galland va bien au-delà d’une simple compilation de données historiques. Elle met en évidence la manière dont les pratiques culturelles peuvent bouleverser la donne géopolitique. L’ascension du café sur le monde implique de nouveaux rapports de force parmi les puissances coloniales. La correspondance entre Napoléon et le Shérif de La Mecque sur le blocus du café yéménite, et l’introduction du café dans les colonies, témoignent du poids croissant de cette graine dans le jeu diplomatique et dans l’essor du capitalisme colonial : « J’avais toujours sept cafetières sur le feu afin de converser avec les Turcs qui me faisaient veiller toute la nuit avec leur discussion sur la religion. » (Extraits des Lettres de Bonaparte)

Plus que des guerres navales et des tractations diplomatiques, la propagation du café, tel un Rhizome, bouscule la vie quotidienne, les habitudes, voire les mentalités. De l’opium des Janissaires aux veillées estudiantines, aux salons du quartier latin à Paris ou des nuits animées d’Aden et son Cahouah Alcatiat, ce breuvage devient une monnaie d’échange sociale et culturelle, stimulant les foisonnements littéraires, la créativité artistique et le brassage intellectuel, ce dont témoignent les nombreux écrits et les poèmes louant le kawa.

Le café : reflet d’une quête.

Ce qui rend ce traité aussi actuel, c’est la capacité d’Antoine Galland à percevoir le café comme plus qu’un simple breuvage : il y voit une aspiration humaine à la connexion, au partage et à l’épanouissement. Des diwans orientaux aux cafés viennois du XIXe siècle, des salons littéraires aux modernes coffee-shops, cet élixir noir s’impose comme le point nodal d’une cartographie imaginaire reliant les hommes, en facilitant les échanges et tissant un lien plus étroit entre individus assoiffés de convivialité. De même que Platon dans Le Banquet, à la recherche de l’Eros, qui relie les âmes, ou les récits des Mille et une nuits, récitées en public, dans un caravansérail, stimulent les âmes autour des récits initiatiques et de la promesse d’un retour possible vers une fraternité d’âmes.

Galland n’omet pas d’évoquer la cafédomancie, cette pratique divinatoire qui consiste à lire l’avenir dans le marc de café. Il décrit avec une certaine distance, voire une pointe de fascination, cette quête d’un sens caché, ce désir d’interpréter les motifs aléatoires du marc comme les oracles d’une puissance supérieure. Cette dimension irrationnelle, étrangère au rationalisme occidental, fascine et interroge à la fois. Elle souligne l’écart entre celui qui observe, Galland en l’occurrence, et celle qui pratique, la liseuse de marc de café, immergée dans un système de croyances qui lui est propre.

Ainsi, en nous plongeant dans l’épopée du café, Antoine Galland transcende la chronologie pour dévoiler les fils d’or d’une histoire intimement liée à notre modernité, dévoilant à sa manière l’histoire des transformations profondes dans la transmission des connaissances d’une civilisation à l’autre. Son traité est, finalement, une invitation à déguster non seulement l’arôme d’un café chargé d’histoire, mais aussi la richesse et la complexité de cette passerelle à nulle autre pareille que représente le kawa, reliant l’Orient et l’Occident dans le partage d’une aventure intellectuelle et sensorielle hors du commun.

Et surtout un grand merci à Ysabel Baudis pour avoir exhumé ce trésor oublié et permis aux lecteurs d’aujourd’hui de savourer la prose savante et l’étonnante modernité du regard d’Ahmed Youssef et d’Antoine Galland sur le café, une boisson qui, plus que jamais, continue de nous connecter au monde.