Une algérienne accuse Daoud d’avoir utilisé son vécu sans son accord

19/11/2024 – La rédaction de Mondafrique

Une rescapée d’un massacre perpétré durant la guerre civile des années 1990 affirme que l’auteur a transposé, dans son roman « Houris », les confidences qu’elle avait faites à sa femme, alors psychiatre. Les défenseurs de Kamel Daoud dénoncent une campagne de dénigrement.

Lorsqu’elle avait six ans, Saâda Arbane, vivant dans un village isolé, niché entre les wilayas de Tiaret et Djelfa, a vu toute sa famille massacrée par un groupe armé lors de la décennie noire qui défigura l’Algérie dans les années 1990. Seule rescapée de ce carnage, elle a survécu à des blessures effroyables, une tentative d’égorgement, et a perdu sa voix à jamais. Une épreuve inimaginable qu’elle a portée sur ses épaules pendant près de 25 ans, en silence et dans la douleur.

Aujourd’hui, cette même Saâda Arbane porte à la fois la souffrance de ses traumatismes personnels et une colère sourde envers ceux qui auraient, selon elle, exploité son histoire sans son consentement. C’est dans un français presque inaudible, que Saâda a partagé son récit vendredi dernier à la chaîne One TV. Et son témoignage pourrait bien égratigner l’édifice littéraire et médiatique autour de l’œuvre du célèbre écrivain Kamel Daoud, lauréat du prix Goncourt pour son roman Houris.

Le lien entre l’histoire tragique de Saâda et «Houris» semble s’établir de manière surprenante. Selon Saâda, le roman de Kamel Daoud, que l’écrivain lui-même a toujours présenté comme une œuvre de fiction, ne serait rien d’autre qu’une représentation fidèle, et non consentie, de son propre vécu.

Selon ses déclarations, ce livre se nourrit des éléments les plus intimes de sa vie : la cicatrice au cou, les séquelles physiques d’un égorgement manqué, l’absence de voix, le traumatisme d’un massacre familial, mais aussi des détails personnels comme son parcours à l’hôpital, ses soins en France, ou encore sa relation avec sa mère et les difficultés qu’elle a rencontrées pour survivre après la décennie noire.

Elle accuse l’écrivain Kamel Daoud, qui n’a jamais mentionné publiquement Saâda, d’avoir puisé dans ses confidences, partagées avec son épouse, psychologue, au cours de séances de thérapie. Saâda, qui a commencé à consulter la femme de l’écrivain en 2015, prétend que ce sont ces entretiens, où elle a ouvert son cœur à une psychologue pour tenter d’exorciser ses démons, qui ont été utilisés pour nourrir «Houris». Elle évoque une violation flagrante du secret professionnel et une trahison de sa confiance.

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Selon elle, l’épouse de Kamel Daoud aurait exposé son histoire sans son accord, et ce, au mépris des règles élémentaires de déontologie. Saâda, dans son récit, raconte comment elle a été abasourdie de découvrir, grâce à une amie en France, que son histoire était désormais racontée dans un livre à succès.

Elle évoque notamment des rencontres chez les Daoud, où l’écrivain lui-même aurait suggéré de transcrire sa tragédie en un ouvrage. Mais Saâda, fidèle à son désir de protéger son intimité, aurait toujours refusé. «Lorsque j’ai commencé à consulter, en 2015, ce n’était pas encore Mme Daoud (…). Mais, il y a trois ans, j’ai été invitée par Mme Daoud à prendre un café chez eux, dans la cité Hasnaoui. Kamel Daoud m’a alors demandé s’il était possible de raconter mon histoire dans un roman, j’ai refusé. Plus tard, son épouse me disait qu’il écrivait un livre et je lui ai dit que je ne voulais pas que ce soit autour de mon histoire. Elle m’a dit ‘‘Pas du tout… Je suis là pour te protéger’’», confie-t-elle au journaliste Younès Sabeur Chérif.

La révélation a été d’autant plus surprenante pour Saâda qu’elle a vu des gens parler de Houris comme d’un livre racontant sa propre histoire, de manière étonnamment précise. Le roman, qui raconte l’histoire d’Aube, une jeune femme muette portant sur son corps les stigmates de la période du terrorisme, semble parfaitement s’aligner avec les événements que Saâda a vécus : un tube respiratoire fixé à son cou, un corps marqué par la violence, et la quête de retrouver sa voix.

Saâda donne d’autres détails qui auraient été exploités par l’écrivain : le conflit avec sa mère, le profil de la mère adoptive, son projet d’avortement, la signification de ses tatouages, le salon de coiffure et d’esthétique…  L’ampleur de ce qu’elle nomme «trahison», selon Saâda Arbane, ne s’arrête pas à la simple appropriation de son histoire.

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Elle accuse l’épouse de Kamel Daoud de violer le secret professionnel en divulguant des éléments personnels, notamment des rapports médicaux et des documents relatifs à sa santé. Ces pièces justificatives, qu’elle a conservées comme preuves de ses traumatismes, seraient la source même de l’inspiration de l’écrivain. Lors d’une récente interaction avec l’épouse de Kamel Daoud, cette dernière aurait nié en bloc toute inspiration directe dans la rédaction de Houris, avant de lui remettre une copie du livre, signée, accompagnée d’une dédicace – flatteuse – de l’écrivain : «Notre pays a souvent été sauvé par des femmes courageuses, et tu es l’une d’entre elles.»

Le secret médical non respecté ?

Cela n’a visiblement pas suffi à apaiser Saâda. Bien au contraire, elle dit être profondément choquée d’apprendre qu’une probable adaptation cinématographique de Houris serait en projet, et que l’écrivain et son entourage envisageraient des bénéfices financiers. «Sa femme m’a dit qu’il y aurait un film adapté de l’histoire, et que kamel Daoud pourrait me contacter pour l’écriture du scénario. Je lui ai dit :  »bonne idée », et elle m’a répondu que je pourrais acheter un appartement en Espagne grâce à cela», relate l’interviewée.

Pour Saâda, ce projet visait uniquement à la faire taire et à en faire une complice d’un récit qu’elle n’avait jamais consenti à partager. Saâda Arbane considère que c’est un roman qui la dépossède de son histoire. La découverte que son vécu était devenu un objet de fiction a ravivé en elle des blessures qu’elle pensait avoir cicatrisées. Pour elle, cette affaire est bien plus qu’une question d’honneur ; c’est une violation profonde de ses droits à la dignité et à la protection de son intimité.

Lors de son intervention à la télévision, Saâda a exprimé la douleur d’avoir vu son histoire déballée sans son consentement. «On m’a même appelée pour me demander combien j’avais été payée pour faire le livre… et c’était le choc de retrouver tous ces détails, je n’ai d’ailleurs jamais pu finir le livre», souligne-t-elle, évoquant des nuits blanches, des souvenirs douloureux et un sentiment de trahison qui l’a plongée dans un état de souffrance mentale intense. Elle a aussi souligné l’importance de l’éthique et de la déontologie dans le domaine de la santé, précisant que le secret professionnel, qu’il soit médical ou psychologique, doit être respecté sans exception.

D’un point de vue juridique, cette affaire soulève de nombreuses interrogations. L’accusation de Saâda Arbane repose sur la violation du secret professionnel, une infraction qui pourrait entraîner des poursuites contre l’épouse de Kamel Daoud, si les accusations étaient avérées. Quant à l’écrivain, bien qu’il ait écrit un roman dont les similitudes avec la réalité de Saâda sont frappantes, il serait difficile d’engager des poursuites contre Kamel Daoud lui-même, tant que le lien direct entre son livre et l’histoire de Saâda n’est pas explicite et qu’elle n’est pas citée nommément.

Mais Saâda, elle, voit les choses autrement. Pour elle, il ne s’agit pas simplement d’un différend littéraire. C’est une question de justice, de respect de l’intimité et de la vie privée. Elle considère que son histoire a été utilisée sans son consentement et que l’écrivain a exploité une tragédie personnelle pour en faire une œuvre de fiction vendue au grand public, sans jamais se soucier des conséquences pour elle. Cette affaire soulève une question fondamentale : jusqu’où peut-on aller dans l’exploitation de l’histoire d’un individu au nom de la littérature et où s’arrêtent – ou devraient s’arrêter – les frontières entre la fiction et la réalité ?