Le projet sur les accords franco-algériens, une lepénisation des esprits

Rédigé le 03/11/2025
La rédaction de Mondafrique

Le 30 octobre 2025, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, un frisson a parcouru la République. Pour la première fois de son histoire, un texte issu du Rassemblement national a été adopté.
Ahmed Abderkane, Journalist
Pour la première fois, la droite traditionnelle et l’extrême droite ont voté ensemble un texte d’initiative lepéniste, scellant dans un geste parlementaire ce que les urnes préparent depuis longtemps : la banalisation de l’extrême droite dans le champ républicain.
Et pour la première fois, une députée, Sabina Sebaihi, a prononcé à la tribune des mots d’une rare puissance symbolique :
« Je suis française et je suis algérienne. »
Une phrase simple, mais inédite dans l’histoire parlementaire française.
Un cri d’humanité face au vacarme du ressentiment.
Un rappel que la République n’est pas un héritage ethnique, mais une communauté de destin.
Les accords de 1968 : un texte de mémoire, de justice et de reconnaissance anthropologique
Les accords franco-algériens du 27 décembre 1968 constituent l’un des rares vestiges diplomatiques de la décolonisation française qui porte encore, dans sa structure même, la trace du trauma colonial et de la volonté d’en sortir sans effondrer le lien.
Ils furent signés à un moment charnière : six ans après l’indépendance algérienne, alors que les blessures de la guerre n’étaient pas refermées, mais qu’un nouvel équilibre s’esquissait.
D’un côté, une France post-gaullienne, consciente que la colonisation avait pris fin mais incapable de penser une relation apaisée ; de l’autre, une Algérie jeune, indépendante, mais dont les enfants avaient, pour beaucoup, contribué à la reconstruction de la France et continuaient à y travailler.
Le texte des accords ne se réduit pas à un traité de circulation : c’est une grammaire du lien, un compromis anthropologique entre deux peuples séparés par la violence mais unis par la nécessité du vivre-ensemble.
Il reconnaît trois dimensions essentielles :
1. La dimension humaine et sociale :
L’accord établit un statut de circulation et de résidence spécifique pour les Algériens. Il leur reconnaît des droits particuliers en matière de séjour, d’emploi et de regroupement familial, affirmant que ces individus n’étaient pas de simples étrangers mais des sujets historiques d’une relation coloniale devenue interétatique.
Dans le langage du droit, c’est une manière de dire : les Algériens ne sont pas des migrants comme les autres, car la France et l’Algérie ont partagé plus qu’un traité — une histoire.
2. La dimension économique :
L’accord institutionnalise une continuité de la présence algérienne sur le marché du travail français.
Ce n’est pas un hasard : dans la France de la fin des années 1960, les grandes industries, les chantiers, les mines et les services publics dépendent d’une main-d’œuvre algérienne nombreuse et qualifiée.
Les accords reconnaissent cette interdépendance et cherchent à l’encadrer juridiquement, dans une logique de réciprocité et de régulation.
3. La dimension symbolique et mémorielle :
Au-delà de leur portée juridique, les accords traduisent une volonté tacite de reconnaissance postcoloniale.
Ils affirment que le lien entre la France et l’Algérie ne pouvait être effacé ni réduit à des relations diplomatiques abstraites.
C’est un texte qui dit : nous avons partagé la guerre, la langue, le sang et les douleurs ; nous devons maintenant partager la loi.
Ce geste, rare dans l’histoire coloniale, porte une signification anthropologique profonde : il admet la co-appartenance — non comme fusion, mais comme réalité irréversible.
Les accords de 1968 sont ainsi un traité du lien, non du privilège.
Ils institutionnalisent la survivance d’une histoire commune dans le corps même du droit.
Ils incarnent ce que les anthropologues appellent un acte de réparation symbolique : un dispositif par lequel une société dominante reconnaît, sans l’avouer explicitement, que l’égalité juridique ne suffit pas à effacer l’inégalité historique.
Les révisions de 1985, 1994 et 2001 ont progressivement vidé ce texte de son originalité, mais jamais de sa signification.
Il restait le dernier espace où la mémoire coloniale se traduisait encore en norme, où la blessure se muait en dialogue, où l’ancien empire acceptait que l’indépendance n’efface pas l’interdépendance.
Dénoncer cet accord, c’est donc bien plus qu’un geste technique :
c’est détruire le dernier fil symbolique entre deux histoires qui s’entrelacent depuis deux siècles.
C’est nier la nature anthropologique du lien franco-algérien, fait de parentés, de métissages, de transmissions et de fidélités croisées.
C’est, en somme, renier une part de la France elle-même.
La lepénisation du débat public
Ce qui s’est joué ce 30 octobre dépasse les chiffres d’un vote (185 voix pour, 184 contre, 5 abstentions).
C’est un basculement symbolique.
Le Rassemblement national, en réussissant à faire adopter une résolution issue de son initiative, a fait sauter le dernier verrou : celui du cordon républicain.
Sous prétexte de « rééquilibrage », la droite a repris à son compte les obsessions identitaires du RN.
Sous couvert de « souveraineté », elle a cédé au fantasme d’une France assiégée par ses propres enfants.
Sous le masque du « bon sens », elle a normalisé l’exclusion.
Ce que l’on nomme la lepénisation des esprits n’est plus un processus souterrain : c’est une réalité institutionnelle.
Les mots de l’extrême droite sont devenus la syntaxe commune du débat public.
Et lorsque les mots changent, la République se défait : ce sont les mots qui, d’abord, colonisent les consciences.
La double trahison : de la mémoire et du projet
En votant cette résolution, la droite n’a pas seulement trahi l’histoire, elle a trahi le sens même du politique.
Elle a renoncé à l’intelligence du temps long pour flatter l’émotion du moment.
Elle a préféré la peur au courage, le calcul à la conviction.
Car que restera-t-il après ce vote ?
Rien qu’un geste vide, sans portée juridique réelle, mais lourd d’un sens symbolique dévastateur : la France, par sa représentation nationale, accepte de se détourner d’un pan de son histoire commune.
Les descendants de ceux qui ont libéré la France du nazisme, combattu à Monte Cassino, reconstruit les usines et les routes, voient leur héritage effacé.
Les enfants d’Algérie, français d’aujourd’hui, entendent dans ce vote un message clair : votre histoire n’a plus sa place dans la nôtre.
Sabina Sebaihi : une voix debout dans l’hémicycle
Face à ce repli, la voix de Sabina Sebaihi, députée écologiste de la 4ᵉ circonscription des Hauts-de-Seine, a brisé le silence.
En déclarant à la tribune :
« Je suis française et je suis algérienne. » 
elle n’a pas défendu une communauté, mais une idée : celle d’une France plurielle, républicaine, décolonisée.
Elle est devenue la première personnalité politique française de l’histoire à affirmer publiquement, au sein même de l’Assemblée nationale, cette double appartenance.
Ce faisant, elle a rappelé à la France ce qu’elle voudrait parfois oublier : qu’on peut être double sans être divisé, qu’on peut aimer la France sans renier l’Algérie, qu’on peut vouloir l’unité sans prêcher l’exclusion.
Ce moment de vérité restera, au-delà du tumulte partisan, comme un jalon moral dans une histoire qui hésite entre lumière et obscurité.
L’extrême droite : héritière du pire, miroir du présent
Le Rassemblement national se présente comme la voix du peuple.
Mais il demeure l’héritier d’un passé où l’État français collaborait avec Vichy, où l’idéologie raciale servait à justifier la colonisation.
Leur vote contre les accords de 1968 n’est pas un accident : il est la prolongation logique d’un imaginaire.
C’est le même fil historique : de la hiérarchie des races à la hiérarchie des nations, de la colonisation à l’exclusion, de Pétain à la préférence nationale.
Ce vote dit tout : la France lepénisée ne veut plus assumer son histoire.
Elle veut l’abolir, la nier, l’oublier.
Mais une nation qui oublie d’où elle vient finit toujours par se perdre.
Une République à reconstruire
Ce 30 octobre, la République a vacillé, mais elle n’a pas cédé.
Car elle tient encore dans ces voix qui ont refusé le reniement.
Elle tient dans le courage des élus, des intellectuels, des enseignants, des citoyens qui savent que la France n’est pas un territoire de pureté, mais un espace de métissage, de mémoire et d’invention.
La vraie fidélité à la France, ce n’est pas d’enfermer la République dans une nostalgie ethnique, mais de la rendre toujours plus capable d’accueillir son histoire.
Et cette fidélité-là, la droite et l’extrême droite l’ont trahie.
La lepénisation des esprits ne se combat pas seulement dans les urnes : elle se combat dans les consciences, par la culture, l’éducation, la mémoire.
C’est dans le langage, dans les symboles et dans le courage moral que se joue aujourd’hui l’avenir de notre pays.