Tunisie, le triste anniversaire de l’immolation d’un jeune vendeur de Sidi Bouzid

Rédigé le 17/12/2025
La redaction de Mondafrique

Qui penserait encore à commémorer le 17 décembre 2010 et le geste désespéré d’un jeune vendeur de fruits de Sidi Bouzid à l’origine de ce qui allait devenir la révolution tunisienne, à l’origine du plus grand ébranlement politique du monde arabe depuis les années 1960 ? Quinze ans plus tard, la réalité est bien trop amère pour penser honorer encore ce symbole défraîchi.

Selim Jaziri (correspondance Tunis)

L’énergie populaire des premiers jours de la Présidence de Kaïs Saïed
L’énergie populaire des premiers jours de la Présidence de Kaïs Saïed

Le moment déclencheur de la « Révolution arabe » de 2011 que fut l’immolation de Mohamed Bouazizi a joué un rôle central dans le discours de légitimité de Kaïs Saïed, qui l’oppose au début de son rêgne  au 14 janvier 2011, le jour de la fuite de l’ex Président Ben Ali vers l’Arabie Séoudite où il terminera sa vie. À ses yeux, le dénouement plus institutionnel que populaire représente le début de la captation de l’élan révolutionnaire et de la rente démocratique au profit des partis politiques, de l’UGTT, de la société civile nourrie de financements étrangers, et de toute l’armada d’experts en « transitologie » accourus d’Europe et des États-Unis pour « guider » les Tunisiens dans leur « transition démocratique ».

Une révolution dans la révolution

L’élection de Kaïs Saïed, le 13 octobre 2019, devait beaucoup à l’agrégation de frustrations disparates accumulées pendant la décennie. Dégradation des conditions de vie, tractations partisanes indignes, blocage institutionnel, résistance administrative aux réformes, la classe politique dans son ensemble ne s’est certes guère montrée à la hauteur de la tâche historique.

Issu de la périphérie du système politique, Kaïs Saïed promettait de revenir à l’élan populaire originel de la révolution, sorti lui aussi des marges des régions qui concentrent historiquement les bénéfices de la prospérité économique. Une fraîcheur qui s’exprimait encore dans le premier sit-in de la Kasbah, fin janvier 2011, où les jeunes étaient venus des régions intérieures pour pousser vers la sortie les derniers représentants du régime. C’est un moment fondateur dans la trajectoire de Kaïs Saïed, durant lequel il a noué les contacts d’où allaient naître les réseaux de « jeunes » qui ont porté sa candidature quelques années plus tard, et les théoriciens d’extrême gauche qui ont inspiré sa proposition politique. Un projet de « démocratie par la base » censée transformer un modèle économique structurellement injuste par une construction institutionnelle dans laquelle les élus les plus proches de la population joueraient un rôle central. Une sorte de révolution dans la révolution en quelque sorte, dont Kaïs Saïed se proposait de n’être que l’accoucheur.

Le 25 juillet 2021, quand il a gelé le Parlement, destitué le gouvernement et accaparé tous les pouvoirs, il n’y avait plus grand monde pour défendre une démocratie démonétisée et Kaïs Saïed avait carte blanche pour mettre en œuvre son projet.

Quatre ans après, en guise de révolution, les Tunisiens ont été embarqués dans une autre « transition » qui diffère à une échéance incertaine les bénéfices d’une transformation politique dont on peine à comprendre les contours, pendant que la situation du pays et les conditions de vie ne cessent de se dégrader. Tout ce qui assure les conditions de pérennité d’un régime est en crise. Le hiatus entre le discours de l’entrée dans une nouvelle ère et l’impression de fin de règne est de plus en plus flagrant.

Une vie politique verrouillée

Depuis bientôt trois ans, la vie politique se résume à une interminable chronique judiciaire dont le summum est le simulacre de procès d’un invraisemblable « complot » sorti de l’imagination policière, jugé en appel le 28 novembre. Les arrestations, dans les jours suivant le prononcé du verdict, de la poétesse et opposante Chaïma Aïssa, enlevée en pleine rue au cours d’une manifestation, de l’avocat Ayachi Hammami, figure historique unanimement respectée de la lutte pour la démocratie, et d’Ahmed Nejib Chebbi, engagé depuis les années 1960 dans le combat politique contre la dictature, sonnent le glas de toute vie politique hors des limites définies par le projet du Président.

Très combatif, Ayachi Hammami a entamé une grève de la faim dès le premier jour de son incarcération. « Réjouissons-nous, le temps de la lutte a commencé », avait-il lancé dans un message vidéo enregistré par anticipation. Il appelle à présent l’ensemble des détenus politiques à observer trois jours de grève de la faim, les 22, 23 et 24 décembre pour protester « contre les procès injustes, les peines arbitraires et les décisions de détention abusives ». L’indignation soulevée par son arrestation galvanise la mobilisation.

La condamnation à 12 ans de prison, le 12 décembre, d’Abir Moussi, dirigeante du Parti destourien libre, héritier du RCD (le parti du pouvoir sous Ben Ali), a achevé d’unifier par-delà les divergences idéologiques, l’ensemble des acteurs politiques de la transition démocratique dans un même front contre le régime. Cependant, même unie, cette opposition née ne bénéficie pas d’un surcroît de popularité dans une population majoritairement désabusée à l’égard de la politique.

Une justice aux ordres

L’appareil judiciaire, sous la direction d’une ministre, Leïla Jaffel, particulièrement zélée, a démontré sa soumission aux injonctions de l’exécutif et aux objectifs politiques du régime. Dans des affaires politiques, certains juges d’instruction n’hésitent pas à avouer aux prévenus qu’ils n’ont aucune marge de manœuvre sur l’orientation de leur dossier. Les magistrats qui ont émis des critiques sur la sévérité des peines ou les manquements à la procédure sont convoqués devant les services d’inspection du Ministère pour répondre de leurs propos, a révélé lundi dernier, l’Association des magistrats tunisiens.

La Ligue tunisienne des droits de l’homme s’est vue à plusieurs reprises refuser le droit de visite en prison par l’administration pénitentiaire suite à ses déclarations sur l’état de santé des détenus en grève de la faim. Le Ministère de la Justice a néanmoins démenti l’annulation de ce droit garanti par une convention de 2015, mais exigé de la Ligue qu’elle respecte son devoir de neutralité. Autrement dit, qu’elle ne communique plus sur la situation des détenus.

Des mobilisations sans horizon

Dans la société, les foyers de mécontentement et les troubles sociaux se multiplient. Des émeutes ont éclaté à Kairouan le week-end dernier, suite à la mort d’un jeune homme après avoir été violemment passé à tabac par la police. À Gabès, la mobilisation pour l’arrêt de l’activité et la délocalisation du Groupe chimique tunisien se poursuit. La présidence a formé une commission d’experts pour proposer des solutions à court et à moyen terme. Mais aucune de ses mobilisations, sporadiques ou organisées, ne montefaute d’une alternative désirable. Les organisateurs de la mobilisation de Gabès, très lucides sur l’état de l’offre politique, tiennent à distance toute tentative d’instrumentalisation qui nuirait à leurs objectifs.

La révolution qui n’a pas eu lieu

Les difficultés du pouvoir à régler la crise de Gabès sont à l’image de l’absence de stratégie économique à long terme, pour le phosphate et en général. Selon une source proche de la délégation européenne à Tunis, les autorités tunisiennes ont été approchées par les Européens qui souhaitent remplacer les importations russes et sont prêts à donner la priorité à la Tunisie. Ils ont proposé de financer la remise à niveau de l’ensemble de la filière phosphate tunisienne, de l’extraction à la transformation, mais n’ont trouvé aucun interlocuteur apte à donner suite à la proposition. Cette errance stratégique n’est pas nouvelle. Depuis la révolution, les gouvernements ne sont pas parvenus à formuler une vision stratégique claire.

On touche là au cœur du problème auquel la révolution Kaïs Saïed entendait s’attaquer : répartir le pouvoir de décision économique à l’échelle locale, à travers une pyramide partant de conseils locaux, pour que les régions intérieures, qui détiennent les ressources (les terres agricoles, l’eau, le phosphate, et la main-d’œuvre bon marché) ne soient plus seulement mises au service de la compétitivité internationale des régions du littoral qui détiennent le pouvoir politique et où s’accumule le capital, mais puissent concevoir un modèle au service de l’ensemble de la nation.

Projet séduisant sur le papier, mais qui dévoile vite une difficulté majeure : comment articuler une addition de projets locaux et une stratégie nationale ? En théorie, le lieu de cette synthèse est le Conseil des régions et des districts, créé par la Constitution de 2022. Mais sur un plan pratique, on retrouve la contradiction essentielle du saïedisme : un projet de répartition horizontal et ascendant du pouvoir, mis en œuvre de manière verticale et descendante. En l’occurrence, le plan de développement 2026-2030, censé définir les orientations stratégiques qui guident les choix budgétaires, est élaboré par le Ministère de l’économie, donc, par l’exécutif.

Colmatage budgétaire

Il est prématuré de juger de ses résultats. Pour le moment, la Loi de finances 2026 additionne les mesures destinées à colmater les brèches : prise en charge par l’État des cotisations patronales pour l’emploi de diplômés chômeurs pendant cinq ans, prêts à taux préférentiel pour l’investissement dans les régions les moins développées, abandon des dettes douanières de l’Office du commerce et des pénalités fiscales de la Société tunisienne de sucre, allègement de la fiscalité pour la Compagnie des phosphates de Gafsa, aides à l’investissement agricole…

Rien qui dessine de réformes en profondeur en mesure de relancer réellement un investissement au plus bas depuis plusieurs années et d’enrayer le déficit commercial record cette année (plus de 20 milliards de dinars) malgré la baisse des prix du pétrole et de l’alimentation.

Les sociétés communautaires, outil clé du modèle de Kaïs Saïed, conçues pour absorber le chômage et valoriser les ressources locales bénéficient de mesure s de faveur : exonération fiscale, accès prioritaire à la commande publique et aux terres domaniales.

Le débat parlementaire a donné l’occasion, pour la première fois depuis leur élection, de faire entendre leur mécontentement à l’égard du travail du gouvernement, d’auditionner chaque ministre venu défendre son budget, au lieu, comme les années précédentes, d’accepter de remettre à plus tard la concrétisation de « l’État social » promis par Kaïs Saïed. Mais cette impatience, si elle ouvre un espace de contestation, reste dans le cadre du projet présidentiel.

Les députés ont obtenu une série d’allègements de dettes, d’exonérations de taxes, de titularisation de contractuels de la fonction publique… dont la Ministre des Finances a annoncé que l’État serait dans l’incapacité de les financer.

Pendant ce temps, les lois récemment votées touchant directement à la vie économique produisent les effets pervers attendus. La loi sur les chèques qui interdit leur utilisation comme instrument de crédit déguisé a fragilisé les petits commerçants, multiplié les paiements en liquide et favorisé l’utilisation des traités, l’explosion des impayés, puisque leur recouvrement est soumis à de longues procédures judiciaires à la différence des chèques. L’interdiction des CDD et de la sous-traitance pénalise ceux qu’elle entendait protéger : les employeurs ont tendance à préférer demander à leurs employés de créer un statut de travailleur indépendant plutôt que de les salarier. Résultat, ceux-ci basculent dans l’informel.

Ligne de fracture géopolitique

Il se dégage de ce tableau une impression paradoxale de dislocation et d’impasse. Combien de temps le régime peut-il tenir dans ces conditions ? Kaïs Saïed ne suscite plus depuis longtemps l’enthousiasme qui est la condition de reproduction du charisme, très particulier dans son cas, qui autorise à s’affranchir impunément des règles.

Son arrivée au pouvoir est contemporaine de la vague des coups d’État post-démocratique au Sahel, nourrie par le rejet souverainiste de l’ingérence occidentale et un discours de reconquête de la démocratie par le peuple. Ce moment s’épuise faute de réaliser les objectifs d’indépendance stratégique, les bénéfices économiques se font attendre, et en fait d’approfondissement de la démocratie, on assiste surtout à une confiscation du pouvoir.

Mais surtout le vent géopolitique tourne et la Tunisie se retrouve de plus en plus isolée à tenter une expérience politique, à l’armature théorique incertaine, dans un Maghreb embarqué dans les dynamiques de recomposition régionale.

D’un côté, l’axe Rabat – Tel Aviv, en passant par Benghazi, Le Caire et Abu Dhabi se consolide, connecté au projet de Washington d’intégration régionale. L’Algérie tente de maintenir l’Égypte, la Libye du Maréchal Haftar et les Émirats Arabes Unis à distance. Dans cette logique, une Tunisie indépendante de cet axe pro-occidental est essentiellement une zone tampon. Mais l’Algérie elle-même a mis la Russie à distance et mise sur les investissements américains pour exploiter son gaz de schiste et conserver son rang de géant africain de l’énergie.

Dans le même temps, dans le cadre de son implantation africaine orientée vers la recherche d’une profondeur stratégique face à l’hégémonie américaine, et accessoirement d’uranium, l’Iran déploie à la fois les partenariats économiques et un soft power, notamment religieux. C’est dans le cadre de cette stratégie que s’inscrit le rapprochement entre Téhéran et Tunis, mais dont la portée reste essentiellement symbolique.

La Tunisie se retrouve sur une ligne de fracture instable, à la marge des grands enjeux. Elle a perdu ce qui un temps a constitué son capital symbolique : la possibilité de démocratisation au sein du monde arabe. Son principal atout stratégique énergétique et sécuritaire, c’est son emplacement sur les routes migratoires qu’elle est chargée de contrôler pour le compte de l’Union européenne.

Le rôle de l’armée

L’avenir politique de la Tunisie semble dépendre de l’évolution des équilibres au sein de cette reconfiguration. Pour le moment, le nouvel ambassadeur américain à Tunis semble avoir laissé de côté ses exigences sur la démocratie et le ralliement de la Tunisie aux Accords d’Abraham.

Les acteurs internes sont connectés avec ces dynamiques extérieures. Les organisations démocratiques cherchent le soutien européen. Les Émirats arabes unis continuent de soutenir les héritiers de l’ancien régime. Des liens et des réseaux qui nourrissent la paranoïa de Kaïs Saïed et la traque judiciaire des opposants connectés à ses réseaux.

L’Armée elle, structurellement la plus sensible à l’influence américaine, veille essentiellement à protéger l’État. Si elle n’a jamais joué un rôle politique de premier plan, et n’y aspire probablement pas, c’est souvent elle qui, à la marge, fait pencher la balance dans les moments d’incertitude. Son abstention en janvier 2011 avait isolé un Ben Ali délégitimé et le Ministère de l’Intérieur honni face à la colère populaire. Le 25 juillet 2021, elle a donné un coup de pouce opérationnel discret mais décisif pour appuyer le coup de force de Kaïs Saïed, qu’elle voyait comme un recours dans un moment de déliquescence.

Si l’expérimentation de Kaïs Saïed, pour le moment mal engagée, devait échouer, si la donne géopolitique devait soit s’apaiser, soit au contraire basculer de manière décisive en faveur d’un camp, et si une alternative politique convaincante devait se dessiner, l’armée pourrait être amenée, à la faveur d’une mobilisation populaire suffisamment large et diversifiée, à décider du sort du pays.

Ce moment peut arriver rapidement comme le processus peut se maintenir des années. En attendant, à l’ombre des arbres de la petite place face au gouvernorat de Sidi Bouzid, des jeunes sans perspectives continuent de vendre des fruits et légumes, comme le faisait un certain Mohamed Bouazizi avant de savoir qu’il allait bouleverser la Tunisie et le monde arabe.