La francophonie à Villers-Cotterêts, les 4 et 5 octobre: la plus belle des idées vagues

Rédigé le 04/10/2024
La redaction de Mondafrique

Plus de cinquante chefs d’Etat et de gouvernement, dont de nombreux dirigeants africains, sont attendus en France, les 4 et 5 octobre, pour participer au XIXe sommet de la Francophonie. Emmanuel Macron les recevra à la Cité internationale de la langue française de Villers-Cotterêts, dans l’Aisne, et à Paris, à l’Elysée ainsi qu’au Grand Palais, où se tiendra la réunion plénière. Si le nombre de francophones est estimé en 2018 à 300 millions à l’échelle mondiale, 700 millions en 2050, la tentation de beaucoup de pays de s’en éloigner va croissant faute de perspectives concrètes: « Que signifient les valeurs de démocratie promues par la francophonie si elles ne s’accompagnent pas d’accès à l’eau potable, aux soins, à l’éducation de qualité… en un mot au progrès politique, économique et social ? », de demande Luc Ngwé, Université de Paris

Rappelons que l’idée de la construction d’un espace francophone émerge au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et prend son essor après les indépendances des pays africains. Les chefs d’État, à l’instar du Sénégalais Léopold Sédar Senghor, qui y voyait une communauté d’intérêts regroupant des peuples ayant conscience d’avoir en commun une langue et une culture francophones, en furent les principaux instigateurs.

La francophonie s’est constituée en réponse à la nécessité supposée de résister à l’omniprésence de l’anglais et de la culture anglo-saxonne et américaine.

Différentes structures générales (Organisation internationale de la Francophonie, OIF) et spécialisées (Agence universitaire de la francophonieAssociation des maires francophonesAlliances françaises, etc.) ont été mises en place pour réaliser ce projet.

Des acteurs et des enjeux qui ne s’harmonisent pas

L’OIF regroupe 88 pays sur les cinq continents, ayant en commun l’usage du français à divers degrés. Dans certains, à l’instar de la France bien entendu, le français est la langue maternelle de la très grande majorité de la population. Dans d’autres pays, notamment africains, le français est souvent la langue officielle, c’est-à-dire celle employée par l’administration et l’école, sans nécessairement être la langue parlée au sein du foyer familial. Enfin, certains pays (par exemple l’Arménie, la Roumanie ou le Cambodge) font également partie de l’OIF alors que le français n’y est pratiqué que par une minorité de la population, généralement du fait d’un héritage historique important.

Répartition des locuteurs francophones dans le monde. Du bleu le plus foncé au moins foncé : langue maternelle ; langue administrative ; langue de culture. En vert : minorités francophones.Axtoche/WikimediaCC BY-SA

Cette extension géographique du français – qui lui confère, avec l’anglais, le statut de langue mondiale – a été favorisée par des phénomènes historiques (notamment la colonisation) et en partie entretenue par la bipolarisation du monde issue de la guerre froide.

Aujourd’hui, la réalité et le devenir de l’espace francophone, ainsi que les missions que s’assigne l’OIF, suscitent bon nombre de questionnements.

Une francophonie qui ne concerne que les élites

La francophonie constitue pour la France un moyen de déployer son soft power, notamment en tant que levier diplomatique mondial. Mais qu’en est-il pour les autres membres de l’OIF, notamment les pays africains ?

Dans le cadre des pays africains, c’est essentiellement l’élite qui maîtrise le français – et cela, depuis la période coloniale. De même que l’accès au statut d’indigène évolué sous la colonisation, l’accès, de nos jours, à l’élite des pays africains se fait souvent, de nos jours, sur la base d’une instruction et de diplômes obtenus en français et/ou en France.

Les élites politiques ne semblent voir dans la francophonie qu’un moyen de conquête et de conservation du pouvoir d’État. Les sommets franco-africains qui réunissent les chefs d’État s’inscrivent dans cette logique. Il en va de même pour les autres élites, notamment universitaires.

Les peuples sont exclus des bénéfices de la francophonie et même la subissent, étant donné que le français constitue la langue de l’administration et de l’école.

L’Afrique, terre des luttes linguistiques 

Peut-on continuer à fonder l’espace francophone et son devenir sur la base de ces bénéfices individuels ?

Le nombre de francophones est estimé en 2018 à 300 millions à l’échelle mondiale selon l’OIF. Ce chiffre passera à 700 millions en 2050 et à plus d’un milliard en 2065.

À cette date, parmi l’ensemble des locuteurs du français, 85 % seront en Afrique. L’Observatoire de la Francophonie estime à cet égard que la croissance démographique de l’Afrique subsaharienne va se répercuter sur l’équilibre des espaces linguistiques, contribuant à les recentrer sur ce continent. D’ailleurs, le plus gros contingent du Commonwealth, principal rival de la Francophonie, se trouve en Afrique et compte 2,4 milliards d’habitants.

Pays africains membres du Commonwealth. En rouge, le Rwanda, membre depuis 2009 et en bleu, le Gabon, candidat à l’entrée dans l’organisation.Pyty/Shutterstock

À cette première donne s’ajoute la concurrence liée à l’arrivée, entre autres, de la Chine et du mandarin qu’elle diffuse dans sa stratégie de positionnement sur l’échiquier mondial. Le continent africain constitue une terre de prédilection pour cette extension, qui se met déjà en place via des politiques culturelles très offensives. Tout cela achève de placer l’Afrique au cœur des logiques de reconfiguration du monde.


À lire aussi : Vers un impérialisme chinois en Afrique ?


L’espace francophone ?

Cette double situation nous conduit à nous interroger sur le devenir de l’espace francophone. La francophonie pourra-t-elle se limiter à promouvoir le français comme langue des élites en excluant les peuples ? Ceux-ci vont-ils se contenter de parler le français en étant exclus des bénéfices concrets ou en n’en retirant que de simples bénéfices de circonstance ? Que signifient les valeurs de démocratie promues par la francophonie si elles ne s’accompagnent pas d’accès à l’eau potable, aux soins, à l’éducation de qualité… en un mot au progrès politique, économique et social ?

Les pouvoirs politiques, notamment africains, pourront-ils maintenir encore longtemps les peuples dans la francophonie, qui n’est guère synonyme de prospérité pour ces derniers ? À l’évidence non, au vu des processus de reconfiguration des migrations à l’œuvre. Plusieurs études confirment ces tendances.

En effet, si la France est encore une destination pour les jeunes Africains issus de familles moyennes et modestes (les élites l’ayant délaissée), elle constitue de plus en plus un pays de transit, particulièrement pour ceux qui envisagent des études supérieures de 2e et 3e cycle.

Ces secousses internes à l’espace francophone vont s’accentuer et s’accélérer à l’avenir. Les populations s’interrogent de plus en plus sur leur appartenance à l’espace francophone. Les réseaux sociaux, devenus une des principales sources d’information, mettent largement en évidence le dynamisme et la prospérité économique supposée des pays africains anglophones, alors que la morosité, voire la décadence, des pays francophones est moquée.

Sur un autre plan, l’augmentation exponentielle à venir du nombre de locuteurs du français fait de la francophonie un espace mondial important. Pour autant, la francophonie pourra-t-elle se contenter d’être « un géant démographique » tout en restant un « nain politique, économique et social » ?

La tentation, pour les pays et les peuples, de s’en démarquer va croissant. Après le succès du Rwanda, entré dans le Commonwealth en 2009, dont la prospérité économique et les perspectives éducatives et sociales séduisent les autres pays, c’est au tour du Gabon de déposer sa candidature à ce même Commonwealth. À l’évidence, d’autres pays observent avec intérêt ces parcours. Et les peuples ont déjà anticipé ce mouvement dans certains pays via les choix éducatifs, les affaires, etc. Le mandarin a été introduit dans les programmes scolaires de certains pays (Afrique du Sud, Kenya, Mozambique…) et l’apprentissage de cette langue devient un passeport recherché qui permet de prétendre à une bourse d’études en Chine, ou encore d’accéder à un emploi dans les entreprises chinoises installées en Afrique, ou de faire des affaires avec la République populaire. De la même façon, les écoles bilingues ou exclusivement anglophones fleurissent dans ces pays.

Pourtant, les reconfigurations actuelles du monde peuvent offrir à la francophonie des perspectives de repositionnement intéressantes. Face à la montée des inégalités mondiales et des violences que charrient certaines idéologies, notamment le néo-libéralisme triomphant, la francophonie peut constituer un espace humaniste de réconciliation des peuples et des pays. Pour ce faire, elle doit se repenser en profondeur et devenir, d’une part, un véritable espace commun d’intérêts partagés et, d’autre part, un espace de prospérité économique et de progrès social commun. Un ancrage durable de la francophonie dans le siècle à venir ne pourra passer que par ces évolutions.