Ces agressions à Abidjan  contre les vendeurs ambulants guinéens

11/11/2024 – Nicolas Beau

C’est un précédent de tension diplomatique sans commune mesure entre Abidjan et Conakry. Car la Guinée s’insurge contre les exactions exercées sur plusieurs vendeuses ambulantes d’origine guinéenne et demande des sanctions. Les victimes qui ont été séquestrées, frappées pour certaines et violées pour d’autres, ont en effet raconté leur calvaire dans un article publié par Le Monde.

Correspondance à Abidjan, Bati Abouè

Conakry réclame des sanctions contre la brigade de « lutte contre le désordre urbain » qui s’est rendu coupable de multiples exactions contre des vendeuses ambulantes d’origine guinéenne. Certificat médical de Véronique Loua en main, l’une des victimes dont le corps présente de nombreuses « lésions ecchymotiques -hématomes profonds- aux membres supérieurs, au flanc gauche, aux fesses et aux membres inférieurs » et une « fracture parcellaire » de la hanche qui a nécessité une hospitalisation aux frais de l’ambassade de Guinée, Conakry a transmis ses témoignages aux autorités du district d’Abidjan et au ministre ivoirien des affaires étrangères.

Dans la capitale guinéenne, le chargé d’affaires de l’ambassade ivoirienne, Lambert Sob Esmel, a même été convoqué le 25 octobre au ministère guinéen des affaires étrangères. A l’issue de la rencontre, un communiqué publié par le ministère a admis qu’un « un incident s’est produit avec la police municipale de Koumassi qui a battu deux jeunes dames guinéennes ». Ledit communiqué précise que le ministre guinéen a « interpellé le chargé d’affaires sur la gravité de l’incident avant de demander l’application de la loi ».

Une milice encagoulée

Mais contre toute attente, le district d’Abidjan aurait nié, selon Le Monde, toute responsabilité dans un communiqué publié le 4 novembre. Le district y assure qu’« après toutes les recherches effectuées dans ses services compétents », il « n’est ni de près ni de loin concerné par l’accusation dont il est l’objet et qui constitue la première depuis la mise en service de la brigade spéciale de lutte contre le désordre urbain ».

L’affaire est pourtant d’une extrême gravité. Mi-octobre, une vidéo de cinq minutes publiées dans la communauté guinéenne, puis reprise dans des groupes WhatsApp ivoiriens montre une femme nue dont le corps présente de nombreux hématomes noirs et rouges qui recouvrent ses fesses et ses cuisses. La victime, Véronique Loua, 32 ans, ressortissante guinéenne, mère de 3 enfants, y raconte son calvaire. Elle affirme qu’elle vendait des chips de banane plantain sur l’un des grands carrefours de Koumassi, une commune d’Abidjan dirigée par Cissé Bacongo, le ministre -gouverneur qui a mis en place ladite brigade de « lutte contre le désordre urbain ».

Qu’elle a été arrêtée par cette brigade qui l’a séquestrée au nom de l’opération « d’assainissement » qui leur donne le droit de pourchasser les mendiants et les vendeurs ambulants. Ils « m’ont attrapée et m’ont mise dans leur 4×4, avec mon amie Angeline qui vendait avec moi. Les hommes étaient habillés en noir et portaient une cagoule, leur voiture était blanche et sans plaque [d’immatriculation]. » Les trois vendeuses ont ensuite été acheminées dans un appartement réquisitionné, en face à l’ancienne mairie de Koumassi.

Véronique Loua dit avoir eu le temps d’avertir son conjoint, Félix Haba, avant que les agents lui confisquent son téléphone. Et là, son calvaire a commencé, raconte-t-elle au correspondant du Monde. « Ils avaient attrapé neuf personnes, ce soir-là. Mais c’est moi qu’ils ont choisie. Il y avait une chambre et un salon. Ils nous avaient réunis dans le salon, mais l’un d’eux m’a emmenée dans la chambre. Il m’a déshabillée, il m’a frappée. J’ai demandé pardon, mais il n’a pas arrêté de me frapper. » Selon elle, l’homme utilisait un fouet improvisé fait de câbles électriques tressés.

Elle poursuit : « pendant qu’il tapait, il disait qu’après avoir vu mon corps, mes camarades allaient arrêter de vendre sur la route. Il m’a tenue par le cou pour me forcer à m’allonger, il m’a frappée sur les fesses jusqu’à ce que je perde connaissance. » Et lorsqu’elle revient à elle, un autre homme vient la chercher et la rhabille pour la conduire à son conjoint qui a dû verser une somme de 45.000 francs CFA (69 euros) pour la faire libérer.

295 personnes formées pour détruire

D’autres témoignages recueillis par « Le Monde » assurent que ces victimes seraient au moins une vingtaine à avoir subi les exactions de ces agents municipaux. Créée le 22 juillet par le ministre-gouverneur du district d’Abidjan, Ibrahim Cissé Bacongo, la brigade de « lutte contre le désordre urbain » est composée de 295 hommes dont la mission est de détruire toutes les tablettes de vente de nourriture, de téléphonie et de vêtements qui encombrent les trottoirs. Pour ce faire, la brigade s’est lancée dans une chasse sans précédent de vendeurs ambulants et de mendiants des chaussées.

Ses méthodes, d’une violence inouïe, ont été filmées et sont visibles dans plusieurs vidéos disponibles sur les réseaux sociaux et dans les médias. Un reportage diffusé le 5 août par France 24, fait ainsi apparaître une vieille dame se faisant embarquer de force, les pieds en avant, dans un pick-up de la brigade.

Une enquête de police ouverte

Mais le district d’Abidjan se dédouane de toutes violences. Il reconnaît en revanche dans un communiqué que des personnes se sont déjà fait passer pour des agents de la brigade pour se livrer à ce genre d’exactions. Mais guère plus, avant de menacer « d’engager des poursuites judiciaires contre quiconque tenterait de ternir injustement la réputation » de la brigade. Cela dit, une enquête de police a été néanmoins ouverte au commissariat du 30è arrondissement à qui le dossier a été transmis par le 6è arrondissement sur le territoire duquel l’affaire s’est passée.

Les victimes ont ainsi pu guider la police sur les lieux des crimes où une perquisition a confirmé des pièces à convictions dont la nature n’a pas été précisée. Et le mardi 5 novembre, cinq vendeuses ont fait leurs dépositions. Il s’agit de Véronique Loua, Angeline Haba et trois autres victimes, Delphine Fênanot, 30 ans, Jeanette Lamah, 30 ans, et Patricia Loua, 40 ans.

Toutes ces victimes disent avoir été déshabillées de force et prises en photo ou en vidéo nues. Par pudeur et par peur de la stigmatisation, aucune d’elles ne parle de violences sexuelles, mais la fondation Haba Afrik qui les a recueillies assure disposer de témoignages de viols, voire de viols en réunion, selon Le Monde. L’une de ces vendeuses aurait ainsi raconté avoir été emmenée dans la forêt du Banco, en lisière d’Abidjan, où elle aurait été violée par plusieurs hommes, provoquant une fistule gynécologique qui lui fait perdre des urines.