La Turquie se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins, entre opportunité et péril. Sa volonté de regagner de l’influence par des corridors s’étendant vers le Caucase et l’Asie centrale marque la phase la plus audacieuse du projet néo-ottoman d’Ankara depuis l’époque de la « profondeur stratégique » d’Ahmet Davutoğlu. Mais il ne s’agit plus de la grande stratégie des années 2000. C’est désormais un recalibrage opportuniste dans un paysage post-Gaza, où la Turquie cherche à s’étendre derrière la Russie et l’Iran, dans des zones eurasiatiques contestées.
La paix américano-parrainée entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a entrouvert une porte vers la mer Caspienne, donnant à Ankara l’occasion de projeter sa puissance au cœur de l’arrière-cour stratégique de la Russie et de l’Iran. Mais cette porte s’ouvre également sur un champ de mines : rivalités entre grandes puissances, fragilité des équilibres régionaux, et risques d’enchevêtrements dans des conflits que la Turquie ne pourra pas contrôler.
Ce pari incarne l’essence du néo-ottomanisme sous sa forme actuelle — expansion par corridors, rivalités pour le leadership sunnite et alignements tactiques sur la vision de l’OTAN, tout en posant Ankara en agent indépendant. C’est un pari qui pourrait apporter de l’influence, mais aussi une surexposition et une sur-extension sur plusieurs fronts.
Corridors vers la Caspienne : le cœur du pari
Le corridor reliant la Turquie à l’Azerbaïdjan — souvent appelé « corridor de Zanguezour » à travers l’Arménie — représente bien plus qu’une route logistique. Il est la pièce maîtresse de l’ambition d’Ankara de se connecter directement à la mer Caspienne et, de là, à l’Asie centrale. Pour la première fois depuis les guerres ottomano-persanes, la Turquie s’imagine s’étendre à travers le Caucase méridional, contournant l’Iran et la Russie pour tracer un arc stratégique panturc.
Cette percée est le résultat direct de l’engagement américain et de l’OTAN. En parrainant la paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, Washington a non seulement réduit le risque immédiat de guerre dans le Caucase, mais aussi ouvert un espace pour que la Turquie consolide son influence dans une région historiquement dominée par Moscou. Pour Ankara, c’est un rêve : une porte d’entrée vers l’Asie centrale qui contourne l’Iran et affaiblit la mainmise russe.
Mais ce rêve menace de virer au cauchemar. Pour l’Iran, il s’agit d’une atteinte directe à sa sécurité nationale. Le corridor traverse ce que Téhéran considère comme sa profondeur stratégique — les routes terrestres qui relient l’Iran au Caucase et au-delà. Pour la Russie, le projet sape sa domination traditionnelle sur l’Arménie et l’Azerbaïdjan, risquant une perte d’influence dans ce qu’elle appelle son « étranger proche ». Moscou et Téhéran perçoivent ce corridor non pas comme une simple voie de transport mais comme une stratégie de coin — destinée à isoler l’Iran, encercler la Russie et servir les objectifs de pénétration de l’OTAN dans la sphère sino-russe.Al
Alarmes de l’Iran et de la Russie
L’alarme iranienne face à la poussée néo-ottomane est profonde et historiquement enracinée. Du point de vue persan, le corridor n’est pas seulement une manœuvre géopolitique : c’est une rupture de l’équilibre séculaire entre influence ottomane et persane. Si la Turquie établit un pont terrestre direct vers l’Asie centrale, Téhéran craint d’être coupé de l’Europe via la Géorgie et l’Arménie, ses routes d’accès nordiques étant ainsi menacées.
Le timing accentue la menace. Après la « guerre des 12 jours » avec Israël, l’Iran s’est rapproché du camp sino-russe. Pour Téhéran, le projet de corridor apparaît comme une tentative soutenue par l’Occident pour fracturer cet alignement, en tirant l’Azerbaïdjan et la Turquie vers l’orbite de l’OTAN et en encerclant l’Iran dans un moment de vulnérabilité. Aux yeux iraniens, il s’agit d’un casus belli au ralenti, une provocation susceptible d’entraîner une confrontation rappelant les guerres ottomano-persanes d’antan.
Pour Moscou, l’avancée turque dans le Caucase est tout aussi déstabilisatrice. Déjà épuisée par la guerre en Ukraine et la confrontation avec l’OTAN, la Russie voit dans l’émergence de la Turquie comme gardienne de la Caspienne une remise en cause de toute sa posture stratégique dans le Caucase et en Asie centrale. Déjà engagée dans une guerre qu’elle présente comme une lutte contre l’encerclement occidental en Ukraine, la Russie n’acceptera pas d’être encerclée par derrière, dans son ventre mou.
Moscou ne répondra pas de front à court terme : ses ressources sont limitées. Elle activera plutôt des conflits par procuration, utilisant l’Arménie, des milices et des « conflits gelés » pour empêcher la Turquie et l’OTAN de consolider leurs acquis. L’histoire russe est riche d’exemples où Moscou a recouru à la guerre de basse intensité et au patronage indirect pour réaffirmer son rôle quand le contrôle direct était impossible. En s’avançant dans le ventre mou caucasien de la Russie, la Turquie risque de déclencher ce type de riposte.
Le paradoxe kurde
Aucune stratégie néo-ottomane ne peut échapper à la question kurde. En Irak, la relation d’Ankara avec le Gouvernement régional kurde dirigé par Barzani a été marquée par une coopération prudente — permettant à la Turquie de projeter son influence tout en réprimant l’autonomie kurde chez elle. Mais cette coopération est à double tranchant. Les factions kurdes, en particulier en Irak et en Syrie, voient dans les manœuvres régionales turques une occasion d’avancer leurs propres agendas séparatistes, fragmentant l’autorité de Bagdad et redessinant la carte territoriale syrienne.
En Syrie, les ambitions turques rencontrent un autre paradoxe. Alors qu’Ankara s’acharne à réprimer les milices kurdes le long de sa frontière, elle fait preuve d’une passivité frappante face aux projets israéliens d’annexion de facto et de fragmentation. Le silence turc sur les frappes israéliennes et les tentatives de cantonaliser la Syrie en zones d’influence est révélateur. En acquiesçant, Ankara accepte implicitement une Syrie fragmentée, calculant qu’un tel morcellement affaiblit Damas et lui ouvre un espace de manœuvre. Mais cette posture risque de légitimer l’expansionnisme israélien et de miner la crédibilité d’Ankara comme défenseur de la souveraineté régionale.
La contradiction est manifeste : la Turquie combat le séparatisme kurde quand il menace ses frontières, mais tolère, voire exploite, la fragmentation syrienne par Israël quand cela sert ses ambitions. Cette approche sélective expose Ankara à des accusations d’opportunisme et affaiblit ses prétentions au leadership du monde musulman.
Rivalités sunnites
Le pari néo-ottoman d’Ankara ne peut être dissocié de la compétition pour le leadership du monde sunnite. La Turquie cherche à se poser en championne des causes sunnites, de Gaza au Caucase, tout en rivalisant avec l’Arabie saoudite, l’Égypte et le Qatar pour la primauté. Mais les contradictions abondent.
L’Arabie saoudite, recalibrant sa stratégie après l’échec des Accords d’Abraham, se montre ambivalente. Riyad considère les ambitions d’Ankara à la fois comme un contrepoids à l’Iran et comme une menace potentielle pour son propre leadership. Le Qatar, autrefois allié proche, ajuste sa position, équilibrant ses relations avec le Golfe, l’Iran et l’Occident.
Le Pakistan ajoute une complexité supplémentaire. L’opinion publique y reste farouchement pro-palestinienne et hostile à Israël, limitant toute convergence avec la Turquie si Ankara devait s’aligner, même tacitement, avec les plans israéliens en Syrie. Sur le plan intérieur, Islamabad est miné par une crise économique aiguë, une fragmentation politique et une armée sur-étendue. Stratégiquement, son partenariat avec la Chine et son alignement avec le camp sino-russe le rendent réticent à appuyer une pénétration de l’OTAN en Asie centrale via la Turquie. Pour Islamabad, la poussée néo-ottomane d’Ankara ressemble à une stratégie occidentale déguisée en solidarité musulmane, un choix qui risquerait d’aliéner à la fois Pékin et Moscou.
Ainsi, loin de fédérer le monde sunnite, Ankara risque de creuser les fractures, chaque capitale poursuivant sa propre stratégie d’évitement dans un contexte multipolaire incertain.
Vulnérabilités sur tous les fronts
Les vulnérabilités de la Turquie sont intrinsèquement liées à son dessein expansionniste. Au sud, elle affronte une guerre syrienne non résolue et un mouvement kurde toujours enraciné malgré des incursions répétées. Au nord, la Russie perçoit l’avancée turque comme une menace existentielle pour son glacis caucasien. À l’est, l’Iran voit le corridor comme une atteinte directe à sa souveraineté et à son équilibre historique avec Ankara. À l’ouest, l’OTAN n’épaule Ankara que dans la mesure où cela sert ses objectifs ; elle ne la protégera pas en cas d’escalade incontrôlée avec la Russie ou l’Iran.
À l’intérieur, l’économie turque est fragile, la monnaie volatile et la scène politique polarisée. Soutenir des aventures extérieures coûteuses dans un tel contexte accentue le risque de sur-extension. La posture d’Erdogan — présenter la Turquie comme bras avancé de l’OTAN tout en se posant en puissance autonome — risque de ne satisfaire personne.
Le pari néo-ottoman de la Turquie est audacieux mais truffé de contradictions. Le corridor vers la Caspienne représente une percée, mais il déstabilise la profondeur stratégique de l’Iran et de la Russie. Ankara revendique le leadership sunnite, mais se heurte au scepticisme de Riyad, à l’ambivalence de Doha et à la réticence d’Islamabad. Elle combat le séparatisme kurde chez elle tout en fermant les yeux sur la fragmentation syrienne menée par Israël.
Ce qui en résulte n’est pas une grande stratégie cohérente, mais un assemblage de manœuvres tactiques qui exposent Ankara à des représailles, à l’isolement et à la sur-extension. Le rêve néo-ottoman de corridors et d’influence risque de se transformer en cauchemar de guerres par procuration, de pressions économiques et de contrecoups géopolitiques. Si Ankara pousse trop loin, elle pourrait ne pas se retrouver à la tête d’une sphère ottomane ressuscitée, mais prise au piège dans le feu croisé de rivalités entre grandes puissances qu’elle ne peut maîtriser.