Le président tunisien Kaïs Saïed a réaffirmé, mardi 19 août, que seule une solution « libyo-libyenne », sans ingérence étrangère, permettra de sortir la Libye de la crise. Lors de sa rencontre à Tunis avec Mohamed Younis Al-Manfi, président du Conseil présidentiel libyen, il a insisté sur la souveraineté du peuple libyen et sa capacité à définir son avenir. Kaïs Saïed a également souligné que la stabilité en Libye est indissociable de celle de la Tunisie, appelant à une coopération renforcée entre pays voisins.
Reste que les relations économiques tuniso-libyennes reposent sur une interdépendance vitale mais fragile, minée par l’instabilité politique et la prédominance des réseaux informels. Malgré des échanges commerciaux substantiels et un trafic frontalier intense les institutions officielles peinent à encadrer les flux, laissant place à une économie parallèle dominée par quelques acteurs.
Le projet de zone logistique, suspendu depuis 2009, symbolise l’échec à concilier intégration économique et souveraineté. Une réforme institutionnelle et une diplomatie économique proactive s’imposent pour transformer cette relation de voisinage en partenariat stratégique stable.
Les relations économiques entre la Tunisie et la Libye dépassent le simple cadre du partenariat commercial bilatéral.Elles forment un écosystème complexe, où se mêlent interdépendance vitale, économie informelle omniprésente et contraintes géopolitiques paralysantes. Alors que la Libye reste plongée dans une crise politique persistante, la Tunisie, en proie à ses propres difficultés économiques, voit dans son voisin oriental à la fois un débouché crucial et une source d’instabilité chronique. Analyser cette dynamique nécessite de convoquer plusieurs grilles de lecture théoriques pour décrypter les paradoxes d’une relation où la logique du gain immédiat côtoie en permanence le spectre du risque systémique.
1. Une symbiose économique structurellement vulnérable
Le premier niveau de lecture, libéral, révèle une interdépendance économique chiffrée. La Tunisie se positionne comme le huitième fournisseur et le cinquième partenaire commercial de la Libye. Ses exportations, évaluées à près de 260 millions d’euros, sont largement dominées par les produits agricoles – près de 60% de la production maraîchère tunisienne transitant vers le marché libyen. Cette densité d’échanges, théoriquement facteur de pacification et de coopération selon les thèses libérales, se heurte pourtant à une vulnérabilité extrême.
Le point de passage frontalier de Ras Jdir, artère vitale évaluée à un milliard de dollars de flux annuels, en est le symbole. Véritable poumon économique pour les régions frontalières des deux pays, dont près de 3000 familles tunisiennes dépendent directement, il fonctionne au ralenti depuis des mois. Les flux, qu’ils soient humains – avec une chute de 60 à 80% par rapport au 1,5 million de visiteurs annuels d’avant-pandémie – ou commerciaux, sont otages des soubresauts sécuritaires et des fermetures arbitraires, illustrant la précarité d’une relation sans mécanismes institutionnels de résilience.
Tableau : Institutions tuniso-libyennes communes
N° | Nom de l’institution | Secteur | Site Web |
1 | North Africa International Bank (NAIB) | Secteur financier/bancaire | |
2 | Banque Tuniso-Libyenne (BTL) | Secteur financier/bancaire | |
3 | Al UBAF Banking Group (Banque Arabe Internationale) | Secteur financier/bancaire | |
4 | STEG Internationale | Secteur de l’énergie | |
5 | Joint Oil | Secteur de l’énergie |
2. L’hégémonie des réseaux informels : l’échec des institutions officielles
Derrière la façade des échanges officiels, atones et inefficaces, prospère une économie parallèle d’une ampleur stupéfiante. Tandis que les quatre institutions financières communes cumulent des « pertes abyssales » et une impuissance structurelle, le volume des transactions informelles est estimé à près de 600 millions d’euros – soit le double des échanges officiels.
Pour décrypter cette contradiction, les théories de l’économie de l’information (Stiglitz) et de l’hégémonie (Gramsci) sont éclairantes. L’« échec de marché » est patent : asymétrie d’information, défiance totale envers les institutions officielles et illiquidité chronique ont créé un vacuum comblé par des acteurs non-étatiques. Selon nos sources, une poignée d’individus (autour de « 5 personnes ») contrôle un réseau d’environ 250 changeurs à Ben Guerdane, imposant ainsi son hégémonie sur l’économie transfrontalière. Cette structuration informelle, bien que répondant à un besoin pratique, sape la souveraineté économique tunisienne, d’autant que la Tunisie « n’a aucune présence financière en Libye ». Elle crée une rente de situation pour quelques-uns au détriment d’une formalisation qui bénéficierait à la collectivité.
3. Le « trilemme » de Rodrik ou l’impossible conciliation stratégique
L’impasse dans laquelle se trouve le projet de zone logistique de Ras Jdir, gelé depuis 2009 malgré un coût modeste estimé à 300 millions de dollars, est symptomatique d’un blocage plus profond. Conçu comme une plateforme intégrée pour dynamiser les échanges avec la Libye et l’Algérie, ce projet incarne le « trilemme de l’économie mondiale » théorisé par Dani Rodrik : la difficile conciliation entre intégration économique profonde, souveraineté nationale et stabilité politique.
Sa suspension indique que les bénéfices économiques évidents sont subordonnés aux considérations géopolitiques et sécuritaires. L’instabilité libyenne, les jeux d’influence des puissances régionales et l’absence de volonté politique commune l’emportent sur la rationalité économique. Ceci confirme, dans une lecture néo-marxiste, que la « superstructure » politique détermine in fine le devenir de « l’infrastructure » économique dans cette région.
4. Pistes pour une nouvelle gouvernance régionale
Dépasser cette impasse nécessite une approche audacieuse et réaliste, articulée autour de trois axes :
1. Formaliser l’informel : Il est urgent de réformer les institutions financières communes et de créer des mécanismes officiels de change et de transfert, flexibles et sécurisés, capables d’absorber la demande et de concurrencer les réseaux parallèles. La digitalisation des procédures et un contrôle assoupli mais efficace des flux pourraient être des pistes.
2. Relancer les projets structurants par une approche incrémentale : Plutôt que d’attendre une stabilisation politique totale en Libye, une relance du projet de zone logistique via un partenariat public-privé et une approche par « petits pas » permettrait d’envoyer un signal fort et de créer une dynamique de confiance.
3. Une diplomatie économique offensive et multifacettes : La diplomatie tunisienne doit activer tous les canaux, y compris avec les acteurs infra-étatiques libyens influents, pour sécuriser ses intérêts économiques et négocier une présence financière stable en Libye. Il s’agit de transformer une relation de dépendance subie en un partenariat stratégique négocié.
Le partenariat économique tuniso-libyen est une relation duelle : à la fois résiliente par la force des liens humains et des besoins économiques, et fragile face aux aléas politiques. Son avenir ne dépendra pas seulement des équilibres internes libyens, mais aussi de la capacité de la Tunisie à adopter une vision stratégique, à construire des institutions robustes et à négocier son interdépendance. La transition d’une économie de rente frontalière à un partenariat économique structuré est le seul gage de stabilité et de prospérité partagée pour ces deux voisins, dont les destins sont, quoi qu’il advienne, irrémédiablement liés.