Depuis le 12 mars, Sciences Po a vu se déchaîner un emballement médiatique sans précédent dans l’Histoire de l’école. Elle aura passé un peu plus de deux mois avec tous ses faits et gestes scrutés par la télévision et les journaux, et ni les manifestants ni l’administration n’auront échappé au procès médiatique qui a distordu la parole et nui à l’image de la contestation et l’université.
Le troisième et dernier volet d’une enquête signée Mateo Gomez.
“Sciences Po fait l’objet d’un intérêt déraisonnable”, s’agace Laurence Bertrand Dorléac, le 18 mars, au micro de France Inter. “Nous sommes sous les feux des projecteurs en permanence”. Même la présidente de la Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP), organisme qui régit Sciences Po, semble sonnée par l’emballage médiatique issu de la contestation pro-palestinienne qui secoue ses murs. Pourtant, elle avoue elle-même que “c’est la rançon de la gloire. Effectivement Sciences Po attire tous les regards”. Certes, de nombreux ministres, députés, journalistes, et dignitaires étrangers sont passés par cette soi-disant “fabrique des élites”. Il est donc normal que les médias s’y intéressent. Mais à ce point là? S’interroge Mme Dorleac. Et bien, espérons qu’elle s’y soit vite fait. Car l’emballement de la semaine du 12 mars s’est poursuivi jusqu’à mai.
Des jugements hâtifs
“La chasse au juifs n’est pas nommée à Sciences Po!”, tonne Pascal Praud sur CNews, propriété de Vincent Bolloré. Nous sommes le 13 mars, il est neuf heures du matin. C’est la célèbre émission d’un des plus célèbres journalistes de droite, l’Heure des Pros. Sur un plateau où tout le monde est d’accord, la star la plus énervée des plateaux télévisés déblatère son cocktail habituel de mots-clés détachés de la réalité, cette fois à la sauce Sciences Po: wokisme, américanisation, Hamas, antisémites, minorité, et plus.
C’est l’acharnement médiatique dans toute sa splendeur: le 13 mars au matin, la vérité des faits n’avait pas encore été totalement établie, et les versions se contredisaient. L’administration venait à peine d’annoncer la saisine de la commission disciplinaire. En réalité cette édition de l’Heure des Pros se base exclusivement sur le tweet de l’Union des Étudiants Juifs de France (UEJF), qui accuse, sur base de ouï-dire, les militants pro-palestiniens d’interdire l’entrée à un amphithéâtre occupé à une membre de l’association parce qu’elle est sioniste. Et pour Mr. Praud, le zèle prend place sur la déontologie journalistique. A quoi bon vérifier les faits alors qu’on peut simplement accuser Sciences Po d’antisémitisme?
Dans ce genre de cas, la patience est un vice et non pas une vertu. Le 13 au soir, les démentis commencent à être publiés, expliquant que l’étudiante barrée d’entrée n’a pas entendu directement la phrase “ne la laissez pas entrer, c’est une sioniste!”, et que finalement elle a bien pu pénétrer dans l’amphithéâtre occupé. Trop tard pour les chaînes comme CNews, mais en réalité c’est très bien comme ça, ils ont déjà fait passer le message qu’ils souhaitaient.
Ce ne sont pas les seuls: distordre les faits, voire les inventer complètement pour les faire correspondre à des interprétations politiques, tels ont été les objectifs de nombreux médias ce printemps, qui ont sauté sur le dénommé “feuilleton Sciences Po”, pour faire croire à un énième symptôme du déclin de la France pour certains, pour s’indigner de la tournure que prend l’école qui les a formés pour d’autres. “On va organiser un débat sur la légitimité des expressions de haine des juifs, on va se plier aux exigences de l’extrême gauche […] et leurs alliés islamistes“, désapprouve l’ancien premier ministre Manuel Valls sur Europe 1, en référence à l’accord passé entre le Comité Palestine et l’administration, fin avril. “On en peut plus que ces gens confisquent nos universités, nos facs“, s’exclame François Xavier-Bellamy, tête de liste de LR pour les Européennes, sur C8 (également propriété de Bolloré). Les attaques pleuvent de partout.
Des tentatives de riposte
Pourtant le Comité Palestine a fait des efforts admirables en communication, comme décrit dans le premier volet. Ils ont évité soigneusement tout chant ou slogan qui pourrait paraître antisémite, ont tenté de se dépolitiser au maximum en évitant de proposer n’importe quelle solution politique au conflit à Gaza, et ont même formé des étudiants à la communication avec les médias. Mi-mars, l’idée du Comité est d’organiser une ligne de défense médiatique face à la déferlante démesurée qui s’abat sur la grande école. Il fait très attention à qui a le droit de s’adresser aux médias, souvent présents à la rue Saint Guillaume, et demande l’anonymat pour presque tous ceux qui s’adressent aux journaux.
Un certain Hubert, mentionné dans le premier volet, devient rapidement de facto un porte étendard médiatique. RFI, France Inter, BFMTV… Bien articulé, un peu gendre idéal, il fait ce qu’il peut où il peut, avec plus d’une demi-douzaine d’apparitions à la télévision, mais c’est loin d’être assez pour gagner la bataille médiatique. Car en réalité, bien des médias ne sont pas vraiment intéressés par la nuance. Qu’importe si les étudiants exigent la mise en place d’un groupe de travail pour évaluer les partenariats avec les universités israéliennes, alors qu’ils peuvent juste dire sur les plateaux qu’ils souhaitent couper entièrement les ponts avec ces institutions. L’idée est de donner l’image d’un mouvement antisémite, enragé, qui ne réfléchit pas – une image à mille lieues des efforts du Comité.
Il faut dire aussi que côté Sciences Po, le Comité Palestine n’était pas le seul à communiquer. La section de l’UNI, syndicat étudiant de droite, a également envoyé des représentants sur les plateaux. “On se couche devant une minorité agissante qui ne représente absolument pas notre institution”, fustige Quentin sur CNews. “Y’a un terrorisme intellectuel qui est mené par toute cette frange de l’extrême gauche”, accuse Antoine sur BFMTV. Tous deux membres de l’UNI.
Qu’importe si les interventions d’étudiants anti-blocages mettent à jour certaines contradictions du récit des journalistes. “Il y a sans doute moins de 200 activistes [à Sciences Po], des Che Guevara en barboteuse, et la direction se couche!” s’étrangle Pascal Praud, cette fois sur Europe 1 (également du Bolloré). Mais lorsque Pierre-Alexandre, étudiant à Sciences Po, appelle le studio, il rappelle que “la réalité […] c’est qu’il y a environ 55% des étudiants qui déclarent avoir voté pour Jean-Luc Mélenchon” et seraient donc, à priori, pro-palestiniens. Mais peu importe, ce n’est après tout que le signe de la gauchisation de l’université et du déclin de la France. Pile je gagne, face tu perds.
L’administration attaquée
L’administration n’est pas épargnée non plus par l’acharnement médiatique. Suite à l’annonce de l’accord trouvé avec les étudiants après une longue nuit de blocages et une longue journée de négociations, Jean Bassères pense s’être plutôt bien débrouillé, et défend lors d’une interview au Monde “la voie étroite du compromis”. Pour lui, sa mission est d’assurer la tenue des cours et l’accès des étudiants, et dans ce sens, un accord qui suspend les blocages est une réussite. Hélas, comme mentionné plus haut, les médias n’en ont cure de la nuance. “Sciences Po s’incline face à la pression islamo-gauchiste”, clame le Figaro dans sa une du 27 avril. À la télévision, les critiques virulentes ne tarissent pas. “Ils acceptent qu’on discute des partenariats avec les universités israéliennes […]! Ça veut dire quoi, qu’on va exclure les étudiants israéliens de Sciences Po?” s’insurge Anne Sinclair dans l’émission C à vous, en référence (le sait-elle?) à la seule demande refusée catégoriquement par le directeur Jean Bassères.
Un cas d’école médiatique
Les médias plus nuancés n’avaient en réalité dès le départ aucune chance de tenir tête à la litanie de distorsions médiatiques. Certes, Le Monde, France Inter, Médiapart, RCI, Arte, et d’autres ont tous tenté une approche moins virulente, plus inquisitrice sur les événements qui se sont déroulés à Sciences Po et les motivations derrière. En ligne, les réseaux sociaux ont été plus virulents dans leur soutien aux manifestants, mais il est plus difficile de mesurer leur impact sur le débat public, notamment face aux géants de l’audiovisuel. Mais en réalité? “J’ai pu parler à des gens en dehors de Paris, à des vieux, et… Ils sont à mille lieues de ce qui se passe vraiment” déplore Angela, militante en M1. “Leur vision, c’est la même que celle qui passe à la télé”. Quelque part, les efforts du polissage de la parole du Comité Palestine, ainsi que son organisation médiatique, n’ont pas servi à grand-chose. Ils ont vaillamment tenté de ne laisser aucune prise au détracteurs, mais ceux-ci les creusaient finalement eux-mêmes.
Dans ce sens, même l’incident des mains rouges, généralement perçu comme antisémite mais sans que les manifestants ne soient au courant initialement, n’a pas tant fait pour entâcher le mouvement, qui se faisait traiter d’antisémite depuis bien avant. Ce n’est pas si grave d’offrir une prise à un ennemi qui n’en a même pas besoin. Ce qui est réellement important pour les médias, particulièrement en cette période électorale, est de tordre les faits pour qu’ils correspondent à des interprétations déjà formulées. L’intégrité journalistique est balayée, et tous les coups sont permis. Le feuilleton Sciences Po aura été, en fin de compte, un cas d’école de cycle médiatique, et de tous ses vices. Donc oui, Mme. Dorléac. Sciences Po a effectivement fait l’objet d’un intérêt déraisonnable.
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