« À ma demande, Jean-Jacques[1] m’avait déposé en ville. Je n’avais plus rien d’autre à faire qu’assister au mouvement de masse préparé par le PKCC[2]. Je me tenais sur la place dite des ‘cocotiers’ où on en voit peu. En revanche, il y avait de sublimes flamboyants, ces arbres semblables à des parapluies au tronc contourné et à l’ombrelle couverte de fleurs d’un rouge vif comme celui du drapeau espagnol. Il faisait vraiment très chaud et j’ai marché un moment pour trouver un endroit où boire frais.
A défaut, j’entrais dans un magasin de livres d’occasion. Après avoir fureté, j’y trouvais une histoire militaire de la France en quatre volumes épais, écrits petit, et publiés par les Presses Universitaires. Des intitulés de chapitres ou de paragraphes tels que ‘Les premières parades au boulet métallique’ ou encore ‘Deux flottes, une marine’ me décidèrent à l’acquérir. Je pris aussi chez Press Pocket un ‘Ecrire au XVIIème siècle, une anthologie’. En effet, mon premier essai d’écriture m’avait donné l’envie de continuer. Or, le français moderne –entendez lisible- s’est formé sous la rude férule de Malherbe. Les prédécesseurs sont incompréhensibles, tel Montaigne dont le style désarticulé rappelle un plat de spaghettis sans sauce. Lors du Grand siècle, l’articulation de la langue et sa clarté se sont imposées en même temps que le château de Versailles. Bref, j’allais me réimprégner des classiques. Autour de 16 heures 30, je me dirigeais vers les attroupements plus haut sur la place.
Il y avait là plusieurs centaines d’hommes et de femmes dans une extraordinaire floraison de chemises à fleurs bariolées et de robes missionnaire. Les mêmes banderoles vues ce matin se dandinaient sur cette petite marée humaine. On y interpellait l’Etat colonial ; on y dénonçait le complot qui consistait à mouiller Pascal Lafoa[3] dans une affaire criminelle sans lien avec la cause canaque ; on y réclamait l’augmentation du SMIC et le blocage du prix des carburants. Différents animateurs, haut-parleurs au poing, faisaient scander des slogans similaires mais je ne vis pas Pascal Lafoa. Je ne m’approchais pas trop. Déjà, le matin un des manifestants m’avait reconnu. Il semblait qu’il y avait des allées et venues entre, sans doute, des représentants du PKCC et les autorités. Je vis plusieurs personnes réunies comme une délégation franchir les grilles du bâtiment devant lesquelles se tenait la foule. Une équipe de télé passa caméra à l’épaule à vingt mètres de moi. Des camions de gardes-mobiles stationnaient dans une rue perpendiculaire. Les gradés attendaient à l’extérieur, parlant dans des talkies walkies tandis que, dans les véhicules, plusieurs dizaines d’hommes cuisaient. D’autres manifestants rejoignaient le groupe déjà constitué. Nous attendîmes une bonne demi-heure.
Puis, il y eut un moment d’émotion dont je ne saisis pas l’origine. Soudain, tous s’agitaient comme un champs de maïs sous un vent brusque. Je me hissai sur la pointe des pieds mais la foule avait bougé et je ne voyais plus rien de ce qui se passait devant le bâtiment officiel ou autour de ses grilles. Quelqu’un parla dans un haut-parleur mais je ne compris pas ce qu’il disait. En revanche, il était clair que l’orateur fulminait de colère et que ses imprécations transmettaient à la foule leur rythme fiévreux. Je fis cinquante pas vers le rassemblement et au premier manifestant, je demandai ce qu’il en était. L’homme, assez calme, me répondit :
– « Le gouvernement refuse de recevoir la délégation du PKCC. »
- « Et Pascal Lafoa ? Il est là ? »
– « Non, il doit faire une déclaration sur Radio Cagou. De toute façon, le gouvernement ne veut pas non plus suspendre l’enquête qui le concerne. »
Cela ne m’étonnait pas : les politiques ne peuvent rien contre la volonté de magistrats décidés. Maintenant, des jeunes rejoignaient la manifestation. Nous patientâmes encore sans rien voir de particulier et je commençais à craindre qu’on ne batte le pavé longtemps en vain. Je suis assez impatient, comme on l’aura remarqué ; d’autant qu’à plus de trente degrés au soleil, même les gens calmes souhaitent que les situations évoluent. Puis, il y eut un grand vacarme venant de l’autre côté de la partie haute de la place. Un camion gigantesque, vert et gris métal, avec un incroyable nombre de roues, huit à dix ou davantage, déboulait de la rue de Sébastopol, celle dans laquelle donnait le café ‘Le Paris’. Sa benne était chargée de petits troncs d’arbres, de branchages touffus semblables au produit de l’élagage de platanes le long d’une route nationale. Le chauffeur me parut conduire à trop vive allure tant l’ensemble –camion et chargement- tremblait et tressautait tout en dérapant un peu, propulsé par l’inertie d’un poids considérable. L’ensemble raclait l’asphalte avec force et j’eus l’impression qu’on ponçait la rue en désordre. Le camion longea la place en grondant de tout son moteur. Au carrefour suivant –le plus proche de l’endroit où nous nous tenions-, une voiture civile était garée et un homme en sortit vite. A ma surprise, au lieu de se mettre à couvert ou du moins de monter sur le trottoir, je le vis se placer au milieu de l’intersection des rues et, d’un geste des bras comminatoire, faire signe au camion de s’arrêter. Par la portière, le chauffeur lui fit un autre signe explicite : s’écarter. En quelques secondes, les deux hommes échangèrent une communication de sémaphore dérisoire sinon absurde puisqu’il s’agissait d’éviter une collision.
Au moment où le camion allait passer à sa hauteur, l’homme fit un premier bond de côté mais revint tout de suite sur le véhicule et sauta sur son marche-pied ! Il s’agita avec frénésie sur la portière comme pour l’ouvrir ! Et le camion d’accélérer tout en se remettant dans l’axe de la rue ! La portière s’ouvrit soudain. L’homme, déséquilibré, chuta au sol. Le camion trembla car il me parut que son chauffeur donnait plusieurs coups de volant, peut-être pour éviter d’écraser l’individu tombé au sol. La benne chassa derrière et percuta la voiture d’où il était sorti. Le véhicule jaillit de son stationnement et, s’engageant de force sur le trottoir, vint percuter le mur dans un affreux fracas de tôles froissées et de bris de verre. Des clameurs jaillirent, une sorte de halètement effrayé s’exhala de la foule autour : l’homme monté à l’assaut du camion avait été happé par le mouvement. Tous se précipitèrent et je fis de même. Plus je me rapprochais du lieu de l’accident et plus les exclamations fusaient. Après m’être frayé un passage, je découvris un épouvantable spectacle : entre le mur percuté et la voiture enfoncée, il y avait le corps de l’homme désarticulé, couvert de sang et d’éclats de verre, de gravats et de poussière… J’ai songé à cette photo de la campagne de Russie : le cadavre d’un soldat incrusté dans la poussière d’une route par le passage des chars. Une houle de cris sourds enfla soudain. Dans la voiture, on avait bougé ! C’était un autre homme, sans doute le conducteur. Sa masse sembla remuer les décombres métalliques mais les morceaux d’aile, de portières et de pare-brise étaient si intriqués… Il y avait du sang partout sur le tableau de bord. Des coups de sifflets retentirent en contrebas tandis que des ‘Pin-pon’, ‘Pin-pon’ se rapprochaient. Je me dégageai tant bien que mal. Les mobiles couraient partout. Le camion avait disparu dans la rue en direction du haussariat.
Une partie des manifestants remontait maintenant la rue de Sébastopol tandis que d’autres empruntèrent une rue parallèle. Les mobiles, regroupés en phalange, suivaient et tout ce monde se dirigeait vers le haussariat situé à quatre cents mètres. J’hésitais à poursuivre. J’en avais assez vu. La nuit tombait. Repartant vers la place des cocotiers, j’y trouvai un taxi qui me ramena au Surf.
Parvenu dans ma chambre et après une bonne douche, j’ai chaussé un T-shirt propre. En attendant le whisky commandé au room service, je m’allongeai sur le lit. Au bout d’un moment assez long –j’ai dû d’abord sommeiller pour me changer les idées-, je commençai à parcourir le ‘Ecrire au XVIIe siècle’. Sur la couverture, on lisait un texte débutant par : « Premièrement, je déclare que je ne dirai rien ici de cette éloquence animée de la voix et de l’action qui donnait de si grands avantages à Hortensius et à Démosthène… » Je fus soudain mis en appétit. « …qu’on a dit des ouvrages de ce dernier que la meilleure partie de Démosthène ne s’y trouvait pas. » Autant couper cette longue phrase en deux et enlever les deux pronoms relatifs ‘qu’on’ et ‘que’. On dirait des attelles sur un bras cassé. Biffons aussi un ‘Démosthène’. On fait alors, par exemple : « En effet, la meilleure partie de ce dernier n’est pas dans ses livres. » D’ailleurs, on pouvait aussi reprendre le début, de cette manière : « Tout d’abord, je ne dirai rien de cette éloquence animée de la voix et de l’action qui favorisait tant Hortensius et Démosthène. » On pouvait même supprimer la référence à cet Hortensius.
Un peu plus tard, je piochai dans le chapitre consacré à Guez de Balzac (1595-1654) cette mâle définition : « Disons, Monsieur, que la vraie éloquence (…) est une éloquence d’affaire et de services, née au commandement et à la souveraineté, toute efficace et toute pleine de force. » et aussi « qu’elle songe davantage à gagner l’âme pour toujours par une victoire entière, qu’à la débaucher pour quelques heures par une légère satisfaction. » Le Grand Siècle s’ébrouait dans ces phrases. Pour l’heure et demie qui suivit, il me restait, dans la seule première partie intitulée : ‘L’écriture entre doctes et mondains’, des textes de La Mothe Le Vayer, de Pellisson (un éloge de la médiocrité) et de Nicole (au-delà des règles, le goût).
[1] L’avocat de Nouméa, ami de Louis Cherbacho.
[2] Le parti indépendantiste Pour Kanaky Contre le Colonialisme.
[3] Le dirigeant du PKCC par ailleurs impliqué dans un meurtre pour lequel Louis s’est rendu à Nouméa.