« Une histoire d’amour et de désir » de Leyla Bouzid

27/03/2022 – La redaction de Mondafrique

Le deuxième long-métrage de la jeune tunisienne Leyla Bouzid, après « A peine j’ouvre les yeux »en 2015 (voir l’article ci dessous), évite tous les poncifs… et ce n’était pas gagné ! De l‘art de prendre les clichés à rebrousse-poil

Une chronique de Sandra Joxe

La réalisatrice, Leyla Bouzid

Ce qui aurait pu n’être qu’une énième variation sur le thème de l’éducation sentimentale… offre un regard inattendu et sensible sur la jeunesse maghrébine contemporaine. Son rapport à l’amour, à la double culture, et à la « banlieue », ce véritable territoire qui n’est pas une zone de non droit dangereuse.

Une histoire d’amour et de désir est le récit délicat de la naissance du sentiment amoureux chez un garçon très timide… parce que très ardent.

Jeune homme romantique 

Ahmed joué par Sami Outalbali  nominé aux Césars 2022 comme meilleur espoir masculin est français d’origine algérienne. Il a grandi et vit dans une cité en banlieue parisienne, encore chez ses parents. Le père est un journaliste exilé au chômage qui regarde à la télé des reportages sur le printemps arabe, la mère aide à domicile et sa sœur une adolescente indépendante au verbe haut – bref tout sauf le prototype de la jeune fille soumise…   Sur les bancs de la fac, il rencontre Farah (Zbeida Belhajamor), une jeune Tunisienne émancipée et dynamique issue d’un milieu bourgeois et fraichement débarquée à Paris, dans un petut studio, pour faire ses études à la Sorbonne et ouvrir ses horizons et se soustraire aux contraintes que son pays impose aux femmes.. Sur les bancs de la fac ils découvrent ensemble un corpus de littérature arabe sensuelle et érotique dont il ne soupçonnait pas l’existence.

Leila Bouzid insiste sur cette dimension un peu oubliée voir emise à l’écart de la culture arabe, balayée par les intégrismes castrateurs : les 1001 nuits… et tout le reste !

Préliminaires erratiques

A travers la parabole poétique, c’est toute une vision des rapports amoureux que les deux jeunes expérimentent : à mille lieux des applications smartphone et sites de rencontres, leur relation se tisse lentement mais sûrement, à coup de poèmes lus, de soupirs, de regards perdus ou de sourires à la dérobée, de discussions philosophiques, de mains effleurées, puis finalement… de corps étreints.

Dès leur rencontre, une attirance mutuelle et immédiate se dessine. Mais alors qu’autour d’eux leurs amis vivent leur approche de la sexualité de manière décomplexée, Ahmed se retient de dévoiler ses sentiments, refuse de faire les premiers pas, et refuse même les avances de Farah au risque de la voir s’éloigner, vexée, et de s’enfoncer lui dans une douloureuse solitude.

Tout l’intérêt du film réside dans ces préliminaire erratiques et parfois douloureux qui déconcertent la demoiselle : car pour un fois, ce n’est pas ELLE qui hésite, qui se défile, bref qui ne veut pas conclure… mais LUI.

Car Ahmed, très amoureux et même littéralement submergé par le désir, tente d’y résister.

C’est de cette résistance masculine, si élégamment peinte, qu’il est question du début jusqu’à la fin. Le désir masculin, dans sa fragilité, ses timidités et son rioantisme est rarement filmé : encore pus rarement filmé par une femme … et quant de surcroit il s’agit du désir d’un jeune beur, on s’aventure sur un terrain quasi inexploré. C’est avec tact que la réalisatrice épouse le corps masculin dans ses moments d’intimité : là encore, on est toujours loin du cliché.

Ahmed freine les ardeurs de la belle Farah

L’érotisme de la poésie arabe…

Une enseignante de littérature comparée leur fait découvrir des textes érotiques du XIIesiècle comme Le Jardin parfumé de Cheikh Nefzaoui Cette  poésie arabe imagée aux audaces érotiques marquées les laisse rêveurs. Une entrée en matière idéale pour un flirt ? Pas sûr…

Ahmed freine les ardeurs de la belle Farah, conquérante, bien dans sa peau.  Elle s’exprime, lui esquive.Pudeur excessive ? Vœu de chasteté ? Œil normatif de la cité qui veille sur lui ? A l’image des poètes qu’il étudie, le jeune homme a surtout tendance à sublimer ses émois, comme à idéaliser l’élue de son cœur : tout en lui passe par la tête. Reste à trouver le chemin du geste, vecteur de l’expression du désir, et donc du passage à l’acte.

Ahmed est bien loin du «  tout tout de suite » et l’hédonisme en vogue : il renoue au contraire avec l’amour courtois de ses ancêtres poètes, avec la tradition classique de la temporisation

Imprégné d’une culture qui tait l’intimité, côtoyant des hommes qui vantent leurs exploits sexuels dans une masculinité toxique, Ahmed rejette son désir pour Farah, dont pourtant il s’éprend. Il sublime tant son amour… qu’il risque de perdre l’être aimé !

Plus on avance dans le récit cinématographique plus la poésie prend de l’importance, comme si toute la libido du jeune homme explosait à travers le verbe : ne comprenant lui même pas l’arabe, il demande à ses copains de la cité (qui refusent, criant au sacrilège) puis finalement à son propre père, de lui traduire un poème d’amour… sulfureux. A travers la découverte de cette richesse littéraire insoupçonnée, c’est la culture des ses aïeux qu’Ahmed découvre avec émerveillement. O

Fils d’immigré et jeune bourgeoise 

La réalisatrice met en scène deux facettes du monde maghrébin sans céder à la tentation de les opposer. Fils de parents qui ont coupé les ponts avec l’Algérie fuie dans les années 1990, Ahmed ne parle pas arabe. Imprégné d’une certaine rigueur moralisatrice musulmane qui jette l’opprobre sur les femmes vivant leur sexualité en dehors du cadre du mariage, il répercute la pression de la cité sur sa sœur. 

Au delà de ces chassés croisés amoureux, c’est une réflexion originale et toute en finesse que la réalisatrice suggère à propos de deux cultures, deux « mentalités » de la jeunesse arabe qui, même si elles sont proches, ne sont pas les mêmes.

La rencontre entre Ahmed et Farah, c’est la rencontre entre la culture algérienne et la culture tunisienne. L’enjeu du film, c’est la façon dont ces mentalités s’opposent dans un cadre français qui accuse leurs différences.

Le passif entre l’Algérie et la France est plus douloureux que l’histoire des relations entre la Tunisie et la France. C’est cet héritage des histoires nationales dont héritent les protagonistes de Leyla Bouzid. E

La réalisatrice met en scène l’opposition entre une culture de tradition et de fierté, incarnée par Ahmed, fils d’immigrés algériens, et une culture plus moderne et apaisée qu’incarne avec sensualité Farah. Les deux protagonistes sont deux facettes du monde arabe contemporain. Ahmed ne se sent nulle part à l’aise : ni avec ses copains banlieusards qui s’étonnent de le voir partir à la fac à Paris, ni avec les étudiants de la Sorbonne dont il ne maitrise pas les codes… ni même parfois avec la jeune et belle tunisienne dont il est amoureux, mais qui est issue d’une autre classe sociale.

Les poèmes lus ainsi que la superbe musique (saxophone) déchirante et organique exprime – mieux que tous les dialogues – les déchirements intérieurs du héros.

Enfin un film talentueux qui revient sur la jeunesse sacrifiée sous la dictature de Ben Ali