Les Saoudiens et les Emiratis soutiennent l’offensive du maréchal Haftar à Tripoli

07/04/2019 – La redaction de Mondafrique

L’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis entendent imposer leur ligne de restauration autoritaire dans le monde arabe, hier en Egypte et aujourd’hui en Libye. Une chronique d’Ali Bensaad, professeur des universités à l’Institut Français de Géopolitique de Paris (Université Paris 8 Vincennes Saint Denis)

Le 27 mars, une semaine avant son offensive contre Tripoli, le maréchal Haftar était reçu par le Roi d’Arabie saoudite, une audience rare pour un militaire qui n’est pas chef d’Etat. Cette rencontre qui était passée inaperçue s’est tenue en présence des plus hauts personnages du Royaume notamment les ministres saoudiens de l’Intérieur, des Affaires étrangères et le ministre d’État aux Affaires africaines. Une telle réception, à un tel niveau est exceptionnelle en Arabie Saoudite qui a l’évidence a donné son feu vert à l’attaque de Tripoli par le maréchal Haftar .

L’alignement des milices

Sur le terrain à Gharyan, une ville du nord-ouest de la Libye, des retournements ont eu lieu au sein de trois brigades par le biais notamment de commerçants et politiques de la région liés aux Emirats. Ces milices s’étaient alignées jusqu’à présent sur les différents gouvernements de Tripoli depuis l’opération Fajr en 2014 qui a marqué la scission du pays. Depuis l’arrivée de l’actuel Premier ministre, Fayez el-Serradj, ces groupes avaient fait allégeance au Gouvernement d’union nationale (GUN).

Il y’a près d’un mois s’est opéré le retournement de la première milice, celle de Adel Daam qui a déclaré son alignement sur Haftar. Le 1er avril, de façon inattendue, la milice de Chtiba a opéré le même retournement. Les notables étaient intervenus pour que la troisième milice, « le conseil militaire », restée fidèle au GUN, quitte ses positions à l’intérieur de la ville pour éviter les affrontements.

La voie était ainsi libre pour que les forces de Haftar se positionnent dans Gharyan, carrefour des routes menant à Tripoli éloignée de moins de 100 km. Une fois Gharyan conquise, les forces de Haftar se sont déployées depuis El Joufra en passant par Beni Walid, qui est acquise depuis toujours à Haftar.

La conférence nationale dans le collimateur

L’offensive de Haftar a eu lieu une semaine avant la Conférence nationale interlibyenne, la première à se tenir sur le sol libyen et qui a été précédée de plusieurs mois de consultation qui ont révélé de profondes convergences entre les acteurs libyens. L’escalade militaire cherche à faire échouer un possible consensus et pointe le rôle de perturbateur du binôme Arabie Saoudite/Emirats. Lequel impose sa ligne de restauration autoritaire, quitte à provoquer l’instabilité dans le monde arabe.

Samedi 6 avril, des bombardements ont eu lieu près des positions de Haftar mais en évitant soigneusement de les atteindre. Elles provenaient d’engins en vol à très haute altitude que ne possède aucune force en Libye. C’est l’Italie qui entend ainsi donner un avertissement et montrer la possible internationalisation du conflit.

Les ingrédients d’un embrasement régional sont aujourd’hui réunis. On ne peut également ignorer que cette offensive se fait au moment où l’Algérie connait une contestation démocratique qui inquiète Arabie Saoudite et Emirats qui entretenaient des liens étroits avec le président Bouteflika et avec l’actuel Chef d’Etat-Major, Gaïd Salah, devenu un Chef d’Etat de fait. Les deux monarchies comptent peser pour éviter une transition en Algérie qui affaiblirait leur position dans le pays.

La neutralité occidentale

Tout en continuant de bénéficier de la protection de l’occident, ce binôme s’en autonomise, menant sa propre politique. La neutralité occidentale lui est garantie grâce au poids de ses investissements, à ses massifs achats de biens et d’armement et à la corruption des élites sur le mode de la « Françafrique ». Le soutien de la France à Haftar dans son offensive au Sud libyen par la mise à sa disposition d’avions de surveillance et de reconnaissance[1], a constitué un signe d’encouragement aux ambitions de celui-ci.L

Les troupes du maréchal ont pu facilement avancer jusqu’aux abords de Tripoli où l’autorité des milices locales avait déjà été mise à mal cet été par les milices de Tarhouna. Après être rentrées dans l’ancien aéroport international, les forces de Haftar ont dû s’en replier. Même scénario au lieu- dit « Kilomètre 27 », situé à 27 kilomètres à l’ouest de Tripoli. Dans un premier temps, les forces du maréchal Haftar se sont emparées, le jeudi 4 avril, du barrage de sécurité sur la route menant à Tripoli. Le lendemain, le site était repris et une centaine de combattants de Haftar faits prisonniers.

Potentiellement, les forces de Haftar ne lui permettent pas de conquérir Tripoli, si les puissantes milices de Misrata s’engageaient totalement dans les combats, ce qui n’est pas encore le cas. La contre-offensive des Tripolitains a assurément mobilisé peu de forces. Cette timidité n’est pas un choix, mais le résultat de leurs divisions récurrentes qui peuvent avantager Haftar.

Du moins jusqu’à un certain point. Au-delà, l’hostilité à Haftar reste le meilleur catalyseur des forces politiques et militaires de l’ouest libyen. Ainsi Misrata n’a mobilisé dans cette bataille les seules forces déjà présentes dans le secteur et certains groupes partis spontanément vers Tripoli.

L’inconnue de Misrata

Jusqu’au samedi 6 avril au soir, les leaders misratis étaient en négociation avec Serradj sur les conditions de leur entrée dans la bataille. Depuis la bataille qu’ils ont livré à Syrte et d’où la ville est sortie exsangue, ils estiment que le GUN ne leur a pas accordé la place proportionnelle à leur poids dans le maintien de la stabilité et d’avoir privilégié les milices tripolitaines pour mieux assoir son pouvoir à Tripoli. Les milices misratries avaient ainsi déjà refusé de s’engager pleinement aux côtés de Serradj lorsque des milices de Tarhouna avaient attaqué Tripoli en août-septembre. Ensuite, depuis qu’a été nommé un ministre de l’intérieur misrati, Bachagha, celui-ci est entré en conflit avec les milices de Tripoli dont il a voulu limiter les pouvoirs.

Un premier rapprochement s’est cependant fait entre le ministre et les milices tripolitaines, il y’a moins d’un mois, pour contrer la milice de Imad Ettaraboulsi, une milice de Zintan, qui s’était installée au Sud-Ouest de Tripoli en profitant des combats qu’il y avait eu en août-septembre entre les milices de Tarhouna et celles de Tripoli. C’était un des points d’appui possible de Haftar pour sa conquête de Tripoli mais qui ne semble pas avoir fonctionné. A l’intérieur des milices de Tripoli, les Emirats avaient réussi à retourner  Haitem ettajouri, le chef de la puissante milice « les révolutionnaires de Tripoli[2] ». Cependant celui-ci veut fructifier ce rapprochement à son profit et fait de l’alliance avec Haftar, la ligne rouge de son rapprochement avec les Emiratis.

Ces différentes fractions divisées se réunissent sur le rejet d’un pouvoir militaire incarné dans la personne de Haftar. Si les attaques de celui-ci se font plus sérieuses, elles auront pour effet de les réunifier et de bouleverser le rapport de force en leur faveur, notamment avec l’entrée en jeu des milices Misraties.


[1] https://orientxxi.info/magazine/libye-tchad-la-france-lache-les-toubous-et-etend-la-guerre,2941

[2] https://orientxxi.info/magazine/libye-a-tripoli-des-milices-plus-faibles-qu-il-n-y-parait,2908