Liban, le patron d’ONG, Kamel Mohanna dénonce le « charity business »

26/05/2022 – La rédaction de Mondafrique

Comment faire la distinction entre les institutions qui oeuvrent pour le bien d’un pays et les chasseurs de « fausse gloire » ?
Réflexion sur l’émergence  de la société civile, le nouveau livre du Dr Kamel Mohanna, président de la principale ONG libanaise « Amel », pourrait rapidement devenir une référence majeure sur l’apparition d’une conscience civique au Liban.« 


La société civile se démarque de la société traditionnelle ou communautaire qui repose avant tout sur la famille, le quartier, la tribu, le clan, et s’articule autour des liens du sang et de l’appartenance religieuse, ethnique et patrimoniale. Les institutions de la société civile représentent à l’inverse la société dans sa diversité. Elles considèrent l’expression démocratique comme un moyen primordial de consolider leurs idées et leurs expériences dans les domaines politique, économique, sanitaire, social et culturel, et orientent la nouvelle génération vers la lutte pour la justice et les droits de l’Homme.

La « déconstruction » de la société civile

Le Dr Mohanna déconstruit ainsi le concept traditionnel de société civile, en rappelant qu’il s’agit avant tout d’une arène au sein de laquelle interagissent les forces du changement dans tous les domaines, qu’ils soient politique, économique ou encore social. En produisant un discours et une stratégie nationale en faveur des droits de l’homme, elle ouvre une voie vers la citoyenneté et la démocratie.

Au gré des changements globaux et des évolutions dans le monde arabe et au Liban, la société civile est devenue un espace de liberté et un outil de démocratie, fantasmée par certains, perçue comme une importation de l’Occident ou encore comme une marionnette aux mains de l’Etat par d’autres, et parfois critiquée pour sa démarche paternaliste.

Pour sa part, le Dr Mohanna remet en question sa capacité à formuler et à développer des politiques publiques en l’absence de culture civique, et fustige son manque de transparence et de vision. En outre, le monde associatif se transforme parfois en charity business, constituant alors, par son seul prisme financier, un frein à l’idée de citoyenneté.

Après l’effondrement de l’Union soviétique, le concept de « société civile » a été dévoyé et s’est développé en dehors de la question de l’État. Or, comme le rappelle le Dr Mohanna, il n’y a pas de société civile sans État, et l’unité nationale passe nécessairement par une étroite coopération entre individus, société et État. En outre, certains intellectuels arabes ont instrumentalisé le monde associatif à des fins politiques, pour compenser les défaites subies par les courants nationalistes et de gauche. Maintenir une véritable indépendance à l’égard des partis politiques tout en ayant une compréhension fine des structures politiques et économiques d’un pays est sans doute le défi majeur des sociétés qui se précipitent vers le changement. La société arabe a ainsi cruellement besoin du concept de société politique démocratique, car sa démocratie est encore loin derrière le monde.

Le seul terreau, la culture démocratique

Fustigeant la multiplication des associations qui, sous couvert d’un slogan percutant, attirent les dons étrangers pour financer les projets d’une minorité ou d’un mouvement politique, Kamel Mohanna rappelle que les organisations civiles doivent avant tout viser le développement de la citoyenneté. Ces dérives ont contribué à ternir l’image du monde associatif, notamment auprès des personnes engagées dans les mouvements de contestation au Liban. Or, il convient de faire la distinction entre les organisations en quête de renommée et les associations locales de terrain, qui appellent elles aussi à l’établissement d’une société démocratique.
Le Dr Mohanna, également coordinateur général des ONG libanaises, souligne l’importance de développer des partenariats au sein de la société civile libanaise, ainsi que de renforcer la coopération, fondée sur l’égalité et le rejet du colonialisme, entre les ONG locales et occidentales. Aussi, dans une démarche inédite et à contrecourant des dynamiques traditionnelles, l’association Amel international a choisi d’adresser une main tendue du Sud vers le Nord, en partageant son expérience, afin de contribuer ensemble à l’édification d’un monde plus juste et plus humain.

Comme l’indique Kamel Mohanna, « nous avons toujours été attachés à l’établissement de relations équitables, sans subordination, entre le Nord et le Sud, ainsi qu’à la lutte contre le double-standard, particulièrement présent dans les relations humanitaires. Nous sommes ainsi engagés en faveur des causes justes des peuples à travers le monde, à commencer par la cause palestinienne. Loin de limiter notre action à des discours sur la misère du monde dans de grands hôtels, nous agissons au quotidien aux côtés des couches populaires et vulnérables. » L’auteur poursuit : « alors que l’écart se creuse chaque jour un peu plus entre le Nord et le Sud, nous militons sans relâche en faveur d’une répartition équitable des richesses, et contre l’augmentation de la pauvreté et des phénomènes de marginalisation qui l’accompagnent. »

Le Dr Mohanna met le lecteur en garde contre tout repli communautaire, tribal ou encore clanique, qu’il estime en augmentation dans le monde arabe au détriment de l’appartenance nationale.

L’auteur appelle ainsi à faire tomber ces forteresses en s’appuyant sur la démocratie, qui seule peut ouvrir la voie à une reconstruction sociale et implique de se tourner vers un avenir meilleur. Le concept de démocratie doit également être renforcé au sein de la société civile qui doit constituer un modèle et un moteur pour la société, en posant les principes de participation, de reconnaissance de l’autre et de citoyenneté au cœur de son action. Le renforcement de l’État doit aller dans le sens d’un Etat juste, qui arbitre et équilibre les rapports de force au sein de la société, dans le respect des droits fondamentaux de chaque citoyen ; comme le rappelle l’auteur, l’État doit être au service de la société et la société doit être représentée au sein de l’État.

L’éloge du volontariat

Le Dr Mohanna souligne que les partis politiques nationaux, les organisations bénévoles et le travail d’unification des forces démocratiques font partie intégrante des forces de changement dans la société civile. Et il revient dans son livre sur un maillon essentiel de la société civile : le volontariat. Il est difficile, explique-t-il, pour une société de progresser et de se civiliser sans le volontariat, qui est constitutif de la société civile, et permet à chacun de construire sa personnalité et sa confiance en soi, et d’ancrer la notion d’engagement dans un travail collectif ou pour mener des projets professionnels.

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L’auteur conclut en appelant les structures de la société civile au Liban à prendre part à l’amère réalité que vit le Liban, notamment depuis le 17 octobre 2019, et à affronter les difficultés en recherchant une vision rationnelle plutôt que sectaire des solutions possibles.Aussi, il est nécessaire de se départir de tout état d’esprit négatif, destructeur, et de s’habituer au respect des multiples autorités, du foyer à la société. 

Il s’agit de mettre un terme à la culture de la pensée négative dans la société libanaise. Ainsi la « réforme par le bas » deviendra un facteur de « changement par le haut ».

ENCADRÉ: QUELQUES PROPOSITIONS POUR DÉPOUSSIÉRER LA SOCIÉTÉ CIVILE

Le Dr Mohanna propose plusieurs propositions pour activer le rôle de la société civile
– Adopter une vision globale et stimulante concernant le développement. Le slogan « Penser Globalement, Agir Localement » est ainsi devenu le premier commandement du développement durable ;
– Construire un consensus national sur la philosophie du développement global dans les pays arabes, en formulant un nouveau contrat social entre le gouvernement, le secteur privé et le secteur civil, dans le cadre d’un partenariat tripartite, dans le but de mieux mobiliser les capacités de la société ;
– Considérer les organisations de la société civile comme un partenaire essentiel du gouvernement, sur la base du dialogue, de la concertation, de la coordination et de la coopération, sans toutefois se substituer au rôle de l’État ;
– Intégrer les femmes et les jeunes à la conception et la mise en œuvre des programmes de développement ;
– Privilégier les sources d’autofinancement pour assurer le plus grand degré d’indépendance vis-à-vis des organismes donateurs aux organisations de la société civile. Il s’agit également de trouver un mécanisme garantissant la transparence des sources de financement et la responsabilité mutuelle locale pour renforcer la confiance et éviter les financements suspects.