Algérie, un modèle économique à bout de souffle

19/11/2018 – La redaction de Mondafrique

Dans son dernier rapport sur une économie algérienne en crise, Crisis Group pointe une dépendance dangereuse aux recettes pétrolières et gazières (97% des exportations, deux tiers des ressources de l’Etat) et des réserves qui s’épuisent. Extraits choisis de ce rapport sans concessions.

En des jours meilleurs, la ressource (des hydrocarbures) a permis à l’Etat de dépenser sans compter pour acheter la loyauté des élites et la paix sociale. Les revenus du pétrole ont permis au gouvernement d’ignorer largement les demandes de participation citoyenne et de transparence. Et quand les bénéfices financiers tels que les généreuses subventions et la gratuité des logements se sont révélés insuffisants pour étouffer la grogne sociale, ces revenus ont permis aux services de sécurité d’acquérir les moyens coercitifs nécessaires pour la réprimer.

Mais l’économie de rente a ses défauts. Elle a rendu l’Etat complaisant, protégé un secteur privé dans lequel les marchés publics sont attribués sur la base des relations personnelles plutôt que du mérite ou de l’efficacité, et maintenu des industries non compétitives à l’échelle internationale. Cela a également favorisé un sentiment d’ayant droit au sein de la population. Ces différents facteurs ont fait de l’Algérie un pays vulnérable aux fluctuations mondiales des prix des marchandises, ce qui risque de transformer le déclin économique qui dure depuis 2014 en une crise de légitimité politique. Le manque d’efficacité dans le secteur énergétique entrave encore davantage une économie qui tourne au ralenti. Ainsi, tandis que sa production diminue, l’Algérie est devenue le seul membre de l’OPEP à pomper en-dessous du quota autorisé, malgré les efforts entrepris pour attirer de nouveaux investisseurs.

Les réserves énergétiques prouvées de l’Algérie s’amenuisent également. Le calendrier prévisionnel d’extraction – vingt ans pour le pétrole et quinze pour le gaz – indique que d’ici une ou deux générations et à moins de nouvelles découvertes significatives ou d’avancées technologiques majeures, les réserves pourraient être épuisées.En attendant, les effets de la baisse des investissements internationaux dans le secteur des hydrocarbures et du vieillissement des champs pétrolifères se font déjà sentir. En 2007, l’Algérie a exporté 85 milliards de mètres cubes (mmc) de gaz naturel ; en 2018, l’objectif d’exportation n’est plus fixé qu’à 50 mmc. En outre, la consommation nationale augmente, du fait de la croissance démographique et de l’évolution des modes de consommation. Une proportion croissante de la production reste dans le pays, ce qui diminue les exportations et, par conséquent, l’accès aux devises étrangères nécessaires à l’importation de marchandises.

L’Algérie redouble d’efforts pour augmenter sa production, y compris en employant des techniques controversées telles que la fracturation hydraulique.Tandis que l’ambivalence affichée concernant une participation étrangère accrue dans le secteur du pétrole et du gaz a bloqué à maintes reprises les réformes réglementaires, l’Etat pourrait se trouver dans l’obligation d’opter pour des solutions plus radicales, comme rendre l’investissement en Algérie plus attractif pour des multinationales capables d’améliorer le rendement des puits existants et de développer de nouvelles ressources telles que le gaz de schiste.Le projet du gouvernement d’augmenter la production de pétrole de 14 pour cent d’ici 2019 et d’investir des milliards dans l’exploration n’est pas réaliste, en partie à cause des interminables scandales de corruption qui paralysent la Sonatrach, l’entreprise pétrolière d’Etat ; ceux-ci sont généralement considérés comme le résultat d’un bras de fer entre les responsables politiques et les services de renseignement.Une gestion chaotique, marquée par la succession de quatre ministres de l’Energie et de six PDG de la Sonatrach depuis 2010, a affecté la stabilité du secteur pétrolier. Comme le souligne un analyste de l’industrie pétrolière :

Ce fut un double revers. Le scandale qui a entaché la Sonatrach et le ministère de l’Energie en 2010 a laissé tout le monde dans l’expectative. A cette période a succédé la chute des prix du pétrole en 2014. Or, avec cette dégringolade, même si les entreprises pétrolières se sentaient mieux armées pour faire face aux risques liés aux changements à leur tête et à l’environnement réglementaire, elles ne disposaient pas de la marge de manœuvre financière qui leur aurait permis de retourner en Algérie et de commencer à investir.

Le choc pétrolier de 2014

Mi-2014, les prix du pétrole ont entamé une chute vertigineuse. Le baril, qui valait entre 80 et 110 dollars de 2011 à 2013, s’est négocié entre 40 et 60 dollars pendant presque toute la période 2015-2017. Depuis, l’Algérie a puisé dans ses 200 milliards de dollars de réserves de change pour maintenir son économie à flot, ce qui a souligné les faiblesses structurelles de son modèle économique. La chute du cours du pétrole a eu des conséquences désastreuses pour les caisses de l’Etat : en 2007, les recettes publiques s’élevaient à 74 milliards de dollars ; en 2017, elles étaient tombées à 24 milliards de dollars.Parallèlement, l’Algérie a triplé sa facture d’importation de carburant entre 2016 et 2017, pour atteindre un montant record de 2,5 milliards de dollars.

Bien que le prix du baril de pétrole se soit stabilisé entre 40 et 60 dollars en 2017 avant d’augmenter à nouveau en 2018, cela n’est pas nécessairement le signe d’une reprise durable. Quoi qu’il en soit, un cours du pétrole plus haut aurait pour seul effet de permettre aux autorités de gagner du temps avant de s’attaquer aux problèmes de fond.L’Etat ne peut plus se permettre d’ignorer ce que les économistes appellent le « syndrome hollandais » : une devise nationale surévaluée (en raison de la politique de la Banque centrale visant à maintenir un dinar algérien artificiellement fort) qui renchérit les exportations et les rend ainsi non compétitives. Cela aboutit à une diminution de la productivité industrielle hors secteur pétrolier, ce qui aggrave le chômage et rend l’économie fortement vulnérable aux fluctuations imprévisibles des prix des marchandises (par exemple du pétrole, des minéraux et des céréales).

Les gouvernements algériens successifs l’ont reconnu. Abdelmalek Sellal, Premier ministre entre 2012 et 2017, avait appelé en 2016 à mettre en place un « nouveau modèle économique » qui réduirait le rôle de l’Etat tout en consolidant celui du secteur privé et en limitant la dépendance aux revenus pétroliers et gaziers.Ses successeurs ont répété le même message.Ils se sont tous heurtés à la résistance de groupes d’intérêt économique influents et à l’inertie institutionnelle, qui les ont condamnés à renoncer à leurs projets de réforme.

Néanmoins, l’Algérie dispose encore d’une marge de manœuvre importante pour concevoir une nouvelle approche, principalement grâce à la faiblesse de sa dette extérieure, inférieure à 2 pour cent du PIB. Ses partenaires – en particulier les pays européens qui souhaitent pouvoir compter sur des Etats forts au sud de la Méditerranée, pour coopérer en matière de sécurité régionale et endiguer les flux de migrants et de réfugiés – sont prêts à apporter leur soutien. Les experts prévoient que les réserves de change, bien qu’elles s’amenuisent, pourront encore financer les dépenses publiques pour environ deux ans. Comme l’indique un expert au sein d’une institution financière internationale :

Le choc pétrolier a rendu plus manifeste le fait que des changements étaient nécessaires de toute urgence. La difficulté pour les autorités algériennes sera de trouver le bon rythme : si ces changements sont trop lents, l’ajustement pourrait être chaotique, et s’ils sont trop rapides, ils se heurteront la résistance de la population. Les autorités ont les moyens de placer le curseur au bon endroit ; reste à trouver cet endroit.

Quel programme de réforme ?

Quand le cours du pétrole s’est effondré en juin 2014, l’Algérie disposait d’importantes réserves qui lui ont permis d’amortir le choc (178 milliards de dollars de devises étrangères et 37 milliards de dollars dans son Fonds de régulation des recettes [FRR], financé par les excédents budgétaires liés aux exportations d’hydrocarbures). Pourtant, au début de l’année 2018, il ne restait plus que 97,3 milliards de dollars de réserves, tandis que le gouvernement a épuisé le FRR en 2017 pour financer les déficits budgétaires successifs.Les autorités, persuadées que le cours du pétrole allait remonter, ont calculé le budget de 2017 sur la base d’un baril de pétrole à 70 dollars d’ici 2020 – un niveau atteint au premier trimestre de 2018, mais qui pourrait ne pas se maintenir.

Prudemment et sans grande cohérence, le gouvernement a reconnu la crise.Il a introduit de timides mesures d’austérité dans le budget 2016, en coupant de 9 pour cent les dépenses publiques. Début 2016, il a augmenté le prix du carburant subventionné. N’étant confronté à aucune opposition d’envergure, il a ensuite opté pour des mesures plus agressives, diminuant de 14 pour cent les dépenses publiques dans le budget 2017. Il a également pris d’autres mesures telles que l’introduction de restrictions à l’importation et l’autorisation d’une dépréciation contrôlée du dinar algérien. Le budget 2018, adopté en décembre 2017, prévoit de nouvelles coupes. A cela s’est ajouté le recours à l’assouplissement quantitatif – une création de monnaie par la Banque centrale à travers l’émission d’obligations d’Etat – pour stimuler l’économie.

Ces mesures comportaient de nombreux risques. Bien qu’encensées par certains, il reste à savoir si elles constituent une stratégie globale de réforme économique ou une réponse superficielle à une crise urgente. Les experts économiques et les institutions financières ont en particulier critiqué l’assouplissement quantitatif. Selon un économiste, la mesure ne fait que « jeter de l’huile sur le feu » de l’inflation et augmentera le coût de la vie, découragera les investissements directs étrangers et sapera probablement les efforts d’industrialisation.Un diplomate européen résume ces critiques en ces termes : « L’assouplissement quantitatif vise à gagner du temps, pas à mettre en œuvre des réformes. Cela augmente juste les liquidités, au risque de créer de l’inflation. »

Certains responsables affirment que le gouvernement a l’intention de rationaliser les dépenses publiques en révisant les programmes de subventions inefficaces et inutiles, d’augmenter les impôts pour la frange la plus riche de la population, de réduire et de formaliser l’économie informelle en rendant le secteur bancaire plus flexible et d’encourager la croissance du secteur industriel (qui représente actuellement moins de 5 pour cent du PIB).Experts et responsables politiques s’accordent à dire que la diversification de l’économie visant à réduire sa dépendance aux revenus pétroliers et gaziers, de préférence via l’augmentation d’autres types d’exportations, est indispensable, tout comme la réduction de la facture des importations.Les responsables débattent depuis des années des moyens de mettre en œuvre ces réformes majeures, mais sans résultat concret.

Les traumatismes du passé

Cette inaction s’explique notamment par le fait que le passage d’un socialisme d’Etat à un modèle plus proche d’une économie de marché de la fin des années 1980 au début des années 1990 est intimement lié, dans l’esprit des Algériens, à la violence de la décennie noire qui a suivi. Lorsque le cours du pétrole s’effondre en octobre 1985, les recettes tirées des exportations de gaz et de pétrole chutent de plus de 40 pour cent. S’ensuit une crise à plusieurs niveaux : les autorités abandonnent les programmes d’investissement et réduisent les programmes sociaux de grande ampleur. Les usines ferment, ce qui entraine une hausse du chômage et une chute de la productivité. Le gouvernement, persuadé que le cours du pétrole va remonter, puise alors dans les réserves de change et emprunte à l’extérieur pour financer les déficits budgétaires.Entre 1985 et 1988, le ratio du service de la dette fait plus que doubler, passant de 35 à 80 pour cent.

La crise économique et sociale qui a suivi la chute du cours du pétrole de 1985 a constitué le terreau des émeutes d’octobre 1988, lorsque des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour manifester contre la hausse des prix, le chômage et les mesures d’austérité. Le pays n’avait pas connu d’émeutes de cette ampleur depuis son indépendance en 1962. Les manifestations ont commencé à Alger avant de s’étendre à d’autres régions. Le déploiement de l’armée pour mettre fin à l’agitation a suscité des affrontements qui ont fait 500 morts (principalement quand l’armée a tiré sur les manifestants) et plus d’un millier de blessés.Ces évènements ont précipité la fin du parti unique et abouti, en 1991, aux premières élections libres du pays, suivies d’un coup d’Etat militaire qui a conduit l’Algérie à la guerre civile pendant ce que l’on a appelé la décennie noire. Au sujet de cette période, un membre du conseil exécutif du Forum des chefs d’entreprise (FCE, un groupe d’intérêt des entrepreneurs) déclare : « Nous ne pouvons pas revenir à l’Algérie des années 1990, un pays ravagé par le terrorisme et où la population, en mal de perspectives d’avenir et de visibilité, rejoignait les rebelles ».

Le souvenir de la dépression économique qui a précédé et exacerbé la violence politique hante tous les décideurs politiques, y compris les réformateurs. La dernière expérience de libéralisation économique et de démocratisation politique en Algérie a conduit à une décennie de massacres fratricides. Aujourd’hui, les autorités ne font jamais publiquement référence aux liens entre la crise économique et les troubles politiques et sociaux qui s’en sont ensuivis. Mais ce vécu – en particulier la perte de souveraineté dans la gestion des réformes – les hante, à l’heure où elles tentent de ne pas reproduire les mêmes erreurs.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Bouteflika en 1999, l’Algérie est parvenue à éviter qu’un tel scénario se répète. Ses trois premiers mandats ont représenté quinze années de prospérité croissante, au cours desquelles le pays s’est relevé d’un long conflit, retrouvant sécurité et stabilité. En appelant à la « concorde civile » lors de sa première élection en 1999, Bouteflika a offert aux Algériens un nouveau contrat social : oublier la « décennie noire » et les questions de responsabilité pour se concentrer sur le développement économique. Grâce à un cours du pétrole au beau fixe pendant près de deux décennies,il est parvenu progressivement à arracher en partie le pouvoir des mains d’une classe dirigeante très puissante – l’armée, le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), et le Front national de libération (FLN, le parti unique historique jusqu’à 1989) – souvent appelée « le pouvoir ». Il lui a substitué une présidence dont la prééminence avait été érodée par les troubles des années 1980 et 1990, construisant un régime dans lequel les élites économiques ont petit à petit acquis l’influence jadis réservée aux officiers supérieurs de l’armée ou à d’autres membres de la classe dirigeante.

Les soulèvements arabes de 2011 ont constitué la première mise à l’épreuve de ce nouveau système. Le gouvernement n’a pas lésiné sur les dépenses publiques pour apaiser le mécontentement de la population. Cette politique de l’aumône, qui comprenait de généreuses subventions, des investissements dans les infrastructures et un ambitieux programme pour la gratuité du logement, a offert une sécurité économique à de nombreux Algériens en échange du maintien de la paix sociale. En 2011, le gouvernement a créé des milliers de nouveaux emplois, en particulier dans le secteur de la sécurité, et supervisé une augmentation de 330 pour cent par rapport à l’année précédente des crédits sans intérêt à destination des jeunes entrepreneurs, via l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes (ANSEJ). Dans un tel contexte, les inquiétudes de la population, relayées par les médias, concernant la corruption et les dépenses superflues n’ont pas eu une grande portée et l’Algérie est sortie largement indemne de cette période de bouleversements régionaux.

Au cours de son quatrième mandat, à partir de 2014, Bouteflika a consolidé sa nouvelle configuration politique (en particulier avec le démantèlement de la DRS). Mais cette période a également été marquée par une incertitude politique croissante (notamment concernant la santé du président et sa capacité à gouverner) et le retour de la fébrilité économique.