Tunisie et Maroc, La France veut externaliser sa pauvreté

06/03/2018 – La rédaction de Mondafrique

Fidèle à son credo libre-échangiste l’Union européenne (UE) propose aux autres ce qu’elle refuse d’accepter pour ses firmes et son propre économie.

par Ezzeddine Ben Hamida

Dans le cadre du TAFTA (Trans-Atlantic Free Trade Agreement) par exemple, dont elle était en réalité à l’origine, les négociateurs européens cherchaient à fournir le plus haut niveau possible d’accès et de protection juridique et de garantie pour les investisseurs européens aux Etats-Unis. Les 28 ont défendu bec et ongles leurs intérêts ; à tel point, devant l’impasse, ils ont décidé, fin septembre 2016 suite à la rencontre des ministres du commerce extérieur à Bratislava (Slovaquie), l’arrêt des négociations.
Matthias Fekl, à l’époque Secrétaire d’Etat français chargé du commerce extérieur dénonçait : «Les positions entre les deux camps seraient encore très éloignées» avant d’ajouter « Les Américains ne donnent rien ou alors des miettes (…), ce n’est pas comme ça qu’entre alliés on doit négocier.» (Le Monde du 31 août 2016)

Pourquoi alors l’UE s’acharne-t-elle à imposer l’Accord de libre échange complet et approfondi (ALECA) à la Tunisie ? Nos positions seraient-elles plus proches que celles entre les USA et l’Europe? Les 28 comptent-ils nous donner des cerises au lieu des miettes ? Etc.

Pour notre exposé nous nous organiserons de la manière suivante : En premier lieu, nous commencerons par rappeler quelques traits de notre engagement afin de préciser notre cadre d’analyse, notre problématique du présent, à savoir : l’ALECA comme solution pour l’externalisation de la pauvreté de l’UE sur les pays du sud. En second lieu, nous étudierons l’exemple de la dégradation des fondamentaux démographiques de la France. Nous examinerons, en troisième et dernier lieu, les conséquences de cette dégradation sur les pays du sud à travers l’analyse de l’exemple de la Tunisie et de celui du Maroc ; des exemples qui nous fournissent une parfaite illustration des intentions cachées de l’UE.

1/ Quelques rappels pour préciser le cadre d’analyse  

1.1/ Rappels
Nous avons beaucoup écrit depuis 1995, ici et ailleurs, sur cette thématique : c’est notre domaine, notre préoccupation et notre combat. Nous avons montré les significations et les enjeux géoéconomiques et géopolitiques régionaux et internationaux qui sont à l’origine de la proposition européenne. Aussi, nous avons montré la ressemblance assez frappante entre les demandes européennes d’aujourd’hui et le pacte fondamental de 1857. Un pacte qui a préparé pernicieusement la colonisation française de 1881. Nous étions même parmi les personnes de la société civile à consulter avant d’être écarter ; les responsables européens consultent en fait ceux qu’ils financent et qui ne mettent pas comme condition sine qua non à toute négociation la réciprocité de la libre circulation des personnes! Pas de trouble fête, donc, surtout pas de brebis galeuses !

Notre objectif ici est de nous concentrer sur l’examen de la dynamique démographique européenne et ses incidences sur la géopolitique régionale : nous prendrons l’exemple de la dynamique démographique française. Ce chapitre permet de mettre en exergue une des intentions européennes dans ce Traité, à savoir : l’externalisation de sa pauvreté sur la rive sud de la méditerranée.

1.2/ Accès des étrangers à la propriété et dépréciation du dinar : Deux manœuvres essentielles pour mener à bien l’entreprise européenne
Une des exigences européennes dans l’Accord de libre échange est l’accès des entreprises étrangères et des personnes physiques à la propriété immobilière et des vergers. Pourquoi les européens y tiennent tant ? « Pour fournir le plus haut niveau possible de protection juridique et de garantie pour les investisseurs européens » a rétorqué Michaela Dodini, vice-ambassadrice de l’UE à la Délégation de Tunis et responsable de la section commerciale, le samedi 13 décembre 2014 à la Bibliothèque Nationale de Tunis.

Vaste programme donc, nous y reviendrons dans notre prochaine contribution. Nous souhaitons ici nous focaliser uniquement sur les personnes physiques. En effet, l’accession des étrangers, en l’occurrence les européens, à la propriété leur permet d’acheter des biens immobiliers pour s’y installer durablement. La dépréciation de plus de 50% du dinar (en dinars courants) en 12 ans a doublé le pouvoir d’achat des citoyens du vieux continent.

2/ Les difficultés de financement des sécurités sociales européennes : l’exemple de la France

2.1/ le constat : un système fragilisé par la démographie
Depuis 1993, la France a entrepris la réforme de son système de retraite qui est jugé très généreux. Il est fondé essentiellement sur une logique de répartition : les cotisations des actifs d’aujourd’hui financent les pensions des retraités actuels et les actifs comptent sur les générations futures pour faire de même (solidarité entre générations). Plusieurs réformes ont eu lieu et chaque gouvernement tente en vain de colmater la brèche : le déficit s’aggrave d’année en année ; en 2010, il est de plus de 12 milliards d’euros.

La dynamique démographique de l’hexagone ne va pas arranger les choses. Ainsi, en 2050 en France, il y aura 0,8 personne de 60 ans et plus pour 1 personne de 20 à 59 ans contre 0,48 personne en 2010. En clair, en 2050 la France contera presque autant de retraités que d’actifs (occupés et non-occupés). Un tel rapport est intenable : ipso facto le ratio de dépendance économique se dégradera et les dépenses de santé consacrées aux personnes âgées augmenteront. Ainsi, en 2050 il y aura 1,2 actifs cotisants pour un retraité contre 4 pour 1 en 1960.

2.2/ Dégradation du taux de remplacement et perte de pouvoir d’achat
Devant le refus catégorique des français du régime de retraite par capitalisation, les responsables politiques tentent, tant bien que mal, à réformer leur système par répartition: allongement de la durée de cotisation en repoussant l’âge de départ à la retraite, augmentation substantielle des cotisations. Il est donc probable que les générations plus jeunes bénéficieront d’un système moins généreux avec un taux de remplacement plus faible, ce qui pose la question de l’équité entre les générations.

2.3/ Les difficultés de financement des systèmes européens de retraite
En toute évidence les futurs retraités français vont beaucoup perdre en termes de pouvoir d’achat. La vigueur des années 60 et 70 de leur régime de sécurité sociale a laissé place à un système au bout du souffle. Et aucune réforme ne peut lui rendre son âge d’or. Le déficit se creuse et la population vieillit. Cette difficulté ne se limite pas seulement à l’hexagone ; elle frappe toutes les démocraties européennes.

3/ L’ALECA serait-elle une des solutions ?

3.1/ La Tunisie : Une notabilité inespérée
A en croire les propos de madame Martine Vautrin Djedidi, conseillère à l’Assemblée des Français de l’étranger pour la circonscription Tunisie-Libye (Leaders.com.tn, le 18/05/2014), la réponse est : Oui!

« Les retraités. Phénomène d’abord perçu comme anecdotique, ces exilés sociaux, pour la plupart modestes, précise-t-elle, n’entraient pas dans les statistiques, non immatriculés au consulat, ils n’étaient pas officiellement résidents, faisant des allers-retours afin de bénéficier de leur protection sociale et d’un statut fiscal, étant souvent non imposables ou peu en France. » En ajoutant «Leur statut a évolué,  ils adhérent à la  Caisse nationale d’assurance maladie, leurs soins en France sont pris en charge plus facilement. »

A propos des avantages fiscaux Mme Vautrin Djedidi a assuré que « ces exilés sociaux » bénéficient d’« une réforme fiscale qui leur accorde un abattement de 80 % sur les pensions de source étrangère. ». « Leur pouvoir d’achat a augmenté mécaniquement avec l’évolution du taux de change. » a-t-elle encore précisé. En soulignant, « Quand ils sont étrangers, ils résident sur les côtes à Djerba, Sousse ou Nabeul, ont trouvé ici les conditions de logement et d’encadrement favorables à une vie digne, des possibilités d’aide ménagère ou médicale,  de l’entraide,  du respect et du lien social. »

Ainsi, ces immigrés d’un genre nouveau bénéficient en Tunisie des conditions de vie inespérées en France ; leur modeste pension de retraite serait en effet insuffisante pour faire face aux dépenses quotidiennes. Notre pays leur procure donc un gain considérable en termes de pouvoir d’achat, de confort et de notabilité. Aussi, il faut s’attendre à une amplification du phénomène même si leur nombre ne devait pas dépasser aujourd’hui les 22.000 retraités. D’ailleurs, nous pouvons lire sur le site de l’ambassade de France à Tunis: « L’arrivée de retraités français en Tunisie est un phénomène notable, qui se poursuit après les événements de 2011 : ils s’installent essentiellement dans les villes côtières ou sur l’île de Djerba. »

3.2/ Le Maroc : «Ici, j’augmente mon train de vie de 60 %»
«Les Français qui ont choisi de passer leurs vieux jours au Maroc tiennent bon. Cadre de vie, sécurité, fiscalité, pouvoir d’achat… Ils estiment que le pays conserve ses atouts. », écrivit en chapeau Jean-Bernard Litsler, dans sa chronique au Figaro du 17 mars 2017.

En soulignant plus loin, «Le pouvoir d’achat reste un argument du poids et la plupart des résidents soulignent que le concurrent portugais ne peut rivaliser, ni pour les prix ni pour la fiscalité». Ainsi, la fiscalité est un élément déterminant dans le choix de localisation des modestes retraités français : Le choix du Maroc, est essentiellement motivé, dicté, par des considérations fiscales.

Citant un de ses interviewés, M. Litsler écrivit : «Ici, j’augmente mon train de vie de 60 %, s’exclame William Pailles un inspecteur du fisc, je préfère être un faux riche dans ce pays qu’un nouveau pauvre en France.»

Aujourd’hui, au Maroc les Français dépassent à peine les 51.000 résidents. Comme en Tunisie, leur présence est appelée à s’amplifier. Le gain de pouvoir d’achat de 60% est un argument plus que séduisant, il est déterminant. La localisation des retraités pauvres dans la rive sud permettra aux autorités françaises de maintenir un taux de remplacement bas et de réaliser ainsi des économies sur les pensions de retraites et les dépenses de santé. De telles économies permettraient de réduire la dette publique. La dépréciation des monnaies de la rive sud de la méditerranée verse donc directement dans les intérêts des pays européens.

Ce qu’il faut retenir :
Nous avons cherché à mettre en exergue la dimension démographique comme élément important dans la fermeté européenne, surtout française, à imposer ce projet aux pays du sud, et ceci malgré sa flagrante incohérence.