Le Sénat français impliqué dans les embrouilles politico financières libanaises

14/04/2022 – Nicolas Beau

Un colloque qui s’est tenu dans une annexe du Sénat français, le 4 avril, a réuni une étrange brochette de personnalités pour réfléchir à « l’indemnisation des victimes de la corruption et des conflits armés ». Autant de causes louables qui ont permis à cette noble assemblée de défendre les victimes ukrainiennes de l’armée russe et les petits épargnants du Liban

Sauf que les tètes d’affiche de cette réunion improbable étaient animées par beaucoup d’arrières pensées: la Procureure libanaise, Ghada Aoun, instrument judiciaire de la présidence libanaise contre Riad Salamé, le gouverneur de la Banque du Liban; un mystérieux richissime homme d’affaires libanais et candidat aux futures élections législatives, Omar Harfouche;  la sénatrice française de l’Orne et membre de l’Union Centriste, Nathalie Goulet, mise en cause dans plusieurs dossiers sensibles de financement politique (Qatar, Azerbaidjan); et enfin un avocat français très médiatique, William Bourdon, à l’origine des plaintes contre Riad Salamé, via son association « Sherpa », et dont la place n’était certainement pas à ce colloque en présence de la Procureure libanaise, celle la même instruit à Beyrouth le dossier du gouverneur de la Banque du Liban.

En avril 2006, les téléspectateurs de TF1 faisaient la connaissance du millionnaire d’origine libanaise Omar Harfouch dans la télé-réalité Je suis une célébrité, sortez-moi de là !. Il se retrouve alors dans une polémique avec l’ancienne championne de ski Marielle Goitschel qui l’accuse d’avoir tenu des propos racistes. Après ce passage, l’homme d’affaire multiplie les apparitions sur les plateaux télé.

La Procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban Ghada Aoun s’est présentée lundi dernier, face aux journalistes de « Public Sénat », en porte parole de la lutte contre la corruption au Liban qu’elle a qualifié, sans beaucoup de rigueur, « de crime contre l’humanité ». Dans la foulée, la magistrate participait  à un colloque au Sénat en compagnie de quelques personnalités peu crédibles en matière de délits financiers, dont l’homme d’affaires libanais et candidat aux élections du mois de mai, Omar Harfouche (voir sa photo ci dessus). 

Des photos étaient même prises de Ghada Aoun et de ses amis en haut du perchoir du Sénat, ce qui est tout à fait contraire aux usages. L’opération de communication du clan présidentiel libanais avait parfaitement fonctionné au coeur même de la République. 

Un bref rappel, d’abord.

La procureure Ghada Aoun s’est lancée ces derniers mois, sous couvert d’une lutte contre la corruption, dans une chasse aux sorcières aux visées clairement politiques contre les propriétaires des principales banques du pays et le gouverneur de la Banque du Liban qu’elle accuse, eux seuls, d’être les grands responsables de la crise actuelle et de la vague de corruption dans le pays, en occultant le rôle actif sur ce plan d’une certaine classe politique, dont le camp du président de la République au pouvoir depuis six et dont elle est proche, sans compter le Hezbollah.

Omar Harfouche, riche homme d’affaires au passé plus que troublant et, surtout, candidat aux élections législatives de mai prochain dans la circonscription du Liban-Nord II, précise sur sa page Facebook que Ghada Aoun était son « invitée » à Paris et que c’est lui-même qui a « coordonné » l’organisation de la rencontre. Ghada Aoun s’est d’ailleurs affichée avec Omar Harfouche au sénat français, comme l’illustrent les photos postées par le candidat. Et cerise sur le gâteau : Ghada Aoun pose aux côtés de son vieil « ami » sur le perchoir, place réservée au président de la haute assemblée dans l’hémicycle.

L’avocat français William Bourdon( à la tribune à droite), connu en France pour ses combats contre « les biens mal acquis » au Gabon, au Congo Brazzaville et en Guinée équatoriale, s’est embarqué dans une étrange galère aux cotés de la Procureure Aoun, qui appartient au clan familial du Président libanais, allié du Hezbollah

Mélange des genres

Cerise sur le gâteau, le fondateur de l’ONG Sherpa, William Bourdon, était présent à la causerie aux côtés de Ghada Aoun. Or ce brillant avocat parisien très médiatique est l’initiateur de la plainte déposée à Paris contre Riad Salamé, le gouverneur de la Banque du Liban, dont le dossier est instruit à Beyrouth par Ghada Aoun. En clair, la Procureure en charge d’un dossier judiciaire plus que sensible  s’affiche en public avec la partie civile du dossier qu’elle instruit.  

 Plusieurs questions se posent à ce stade. Ghada Aoun a-t-elle obtenu l’autorisation du ministre de la Justice, Henry Khoury, de se rendre à Paris pour participer à un colloque au sénat français ? Nous avons tenté d’obtenir une réponse à cette question en entrant en contact avec le ministre de la Justice, Henry Khoury, mais en vain … Il était injoignable mardi soir et il n’a pas répondu au message écrit que nous lui avons adressé à ce sujet.

Plus grave encore : que pense le ministre de la Justice, mais aussi la hiérarchie judiciaire de Ghada Aoun, du fait qu’elle s’affiche en public, photos à l’appui, avec un candidat aux élections législatives, connu de surcroît pour être à la tête d’une fortune colossale, à l’origine douteuse comme le montre la célèbre émission « Capital » de la chaîne M 6 du 23 juillet 2006 ? De surcroît, est-il vrai qu’elle était son « invitée » à Paris, comme il l’affirme sur les réseaux sociaux ? Omar Harfouche est catégorique à ce sujet, précisant à ce propos que cela ne signifie nullement qu’il est « aouniste » (!), soulignant qu’il l’a invitée parce qu’il « n’a pas trouvé au Liban quelqu’un d’aussi courageux qu’elle pour combattre la corruption »…

Ghada Aoun, agent électoral

Sur les circonstances de la participation de Ghada Aoun à ce colloque parisien, Chucri Sader, ancien président du Conseil d’Etat, a déclaré à nos confrères site « Ici Beyrouth » qu’il « n’est pas éthique qu’elle soit invitée par un politicien et qu’elle rencontre, de surcroît, la personne qui a déposé une plainte contre le gouverneur de la Banque du Liban ».

« Cela n’est pas concevable, souligne Chucri Sader. Le statut de procureure lui interdit, en outre, de donner une causerie publique sur un sujet qui a en définitive une dimension politique, puisque le colloque a porté sur la corruption qui a nécessairement une portée politique dans le contexte actuel du Liban ».

Une source diplomatique française autorisée, interrogée par Ici Beyrouth, s’est refusé à tout commentaire à ce sujet.

Nathalie Goulet est vice-présidente de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées Vice-présidente de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées. Elle est également présidente du groupe interparlementaire d’amitié France-Pays du Golfe pù elle défend avec un zèle impressionnant toutes les positions de la diplomatie séoudienne, après avoir été également proche de l’Azerbaidjan et du Qatar.

Nathalie Goulet, autre agent électoral

Autre élément troublant : Omar Harfouche souligne que le colloque réunissait plusieurs personnalités « autour du sénateur Goulet ».  Or il ressort d’un document officiel du sénat français, portant sur les « invitations à des déplacements, financées par des organismes extérieurs au Sénat », que la sénatrice Nathalie Goulet a effectué de nombreux déplacements en Ouzbékistan, en Arabie Saoudite et au Liban, aux frais de Omar Harfouche.

Au Liban, Mme Goulet s’est notamment rendue à plusieurs reprises à l’invitation de Omar Harfouche dans la circonscription où le mystérieux homme d’affaires s’est porté candidat.

Une autre question se pose dans ce cadre. En s’affichant de la sorte avec Omar Harfouche, Ghada Aoun serait-elle l’une des rares personnes, en tout cas dans les milieux autorisés au Liban et en France, à ne pas connaitre le parcours troublant de Omar Harfouche ? Sur ce plan, l’enquête menée par l’équipe de l’émission Capital de M 6, de juillet 2006, est particulièrement significative. Il ressort de cette enquête que malgré tous ses efforts d’investigations, l’équipe de la chaîne française n’a pas réussi à cerner l’origine réelle de la fortune de Omar Harfouche, qualifié de « dandy libanais » et de « playboy millionnaire » mais qui se vantait dans l’émission d’assurer le voyage de charmantes mannequins en Ukraine. Une vidéo de cette émission a largement été diffusée sur les réseaux sociaux et les sites d’information libanais.

Autant de dossiers qui pourraient peut-être la curiosité de la magistrate Ghada Aoun, nièce du Président libanais, qui prétend avoir fait de la lutte contre la corruption le sens de sa vie.