Les scénarios en Libye après la mort politique du maréchal Haftar

29/04/2018 – La redaction de Mondafrique

L’absence sans doute définitive du maréchal Haftar, l’homme fort de l’est libyen victime d’un grave accident de santé, laisse un champ de mines au sein de l’Armée de Libération Nationale (ALN) qu’il avait créée. Une chronique de Raouf Farrah. 

La chute politique de Haftar est désormais un secret de polichinelle. Et c’est dans un état de grande incertitude que les cartes du pouvoir au sommet de l’amée sont en train d’être négociées. Toute possibilité de projection est impossible, autant pour les acteurs nationaux que les puissances étrangères qui, pour beaucoup d’entre elles avaient tout investi sur la personne de Haftar. Les groupes extrémistes y voient une opportunité d’affaiblir une armée en gestation qui s’opposait au gouvernement de Tripoli, dominé par les milices islamistes.

Les fils Haftar marginalisés

L’armée libyenne est la somme de miliciens, groupes armés, et bataillons de tout genre engagés surtout à l’est et au Sud du pays. Depuis le début de l’«Opération Dignité » à Benghazi – menée contre les islamistes et les groupes extrémistes entre 2014 et 2017-, le maréchal tente, vaille que vaille, de consolider toutes ces forces sous l’égide de l’ALN.

Une trop longue absence de Haftar à la tête de l’armée impliquerait une désignation imminente d’un nouveau commandement afin de ne pas fragiliser les positions de l’ALN et les fronts ouverts dans les villes de Derna ou Ajdabiya notamment.

L’une des pistes les moins évoquées est celle des fils du Maréchal : Khalid et Saddam. Occupant des postes de haut commandement et impliqués dans la conquête de Benghazi, Khalid et Saddam pourrait prétendre à assurer la tête de l’ALN surtout si le maréchal reste en vie. De plus, les frères Haftar sont bien introduits dans les discussions et les engagements de l’ALN avec ces commanditaires étrangers – surtout l’Égypte et les Émirats Arabe Unies.

Mais Khalid et Saddam manquent de soutien au sein de l’institution militaire et encore moins au sein des tribus de l’est. Les Haftar appartiennent à la tribu des Furjan (ouest de la Libye) et la nomination d’un autre Furjan à la tête de l’ALN peut être violemment contestée, surtout que tous les postes clés de l’appareil sécuritaire sont déjà entrent leurs mains. La tribu des Awaqir par exemple accuse les Haftar de pratiquer une domination sans partage, l’exclusion politique sur leur propre territoire, les arrestations massives et les tentatives d’assassinats.

Abdel Razaq Nadouri contesté

La deuxième option à la tête de l’ALN est celle Abdel-Razaq al-Nadouri. Considéré comme le bras droit de Haftar, Nadouri a occupé plusieurs postes clés, allant de chef d’état-major de la région de Derna-Ben Jawad à chef des opérations de l’Opération Dignité. Il est sur papier l’un des successeurs favoris de Haftar mais demeure une personnalité militaire controversée. Al-Nadouri est connu pour son impulsivité, son unilatéralisme et ses alliances douteuses avec des criminels attitrés, notamment Mahmoud al-Werfalli, le tortionnaire de l’ALN sur lequel la CPI a émis un mandat d’arrêt international.

Aujourd’hui, c’est plus que jamais la piste du général Abdessalam al-Hassi qui est la plus plausible. Al-Hassi est connu pour sa fidélité à Haftar, ses qualités de stratège et ces bonnes relations avec les partenaires de l’ALN. Al-Hassi a été un officier de liaison de l’OTAN dès les premières opérations à Benghazi, et a refusé en 2016 de siéger au gouvernement d’union nationale. Il fût également le commandement de l’Opération Dignité. Al-Hassi à la réputation d’être un militaire discret et proche des services sécuritaires d’Abou Dhabi. Si le décès de Haftar venait à se confirmer, il représente l’option la plus sûre pour le maintien de l’ALN.

Une institution militaire divisée

L’avenir de l’armée en tant qu’institution est incertain. Dans le contexte actuel, deux scénarios antagonistes peuvent être envisagés. Le scénario le moins probable est celui de la fragmentation de l’armée en une multitude de bataillons dispersées dans la cyrénaïque et le Fezzan. Les divisions internes entre bataillons réguliers, forces de défense tribales, milices et groupes salafistes pourraient en effet provoquer l’effondrement de l’institution militaire.

Ainsi, la course sécurisation des champs pétroliers et le contrôle des bases militaires peuvent devenir des enjeux de lutte intense qu’elles conduiraient à la fragmentation de l’armée. Tout porte à croire que les tribus majoritaires de la cyrénaïque renégocieront les termes de leur soutien à l’armée. La tribu des Awaqirs ou même les Toubou dans le Sud n’hésiteront pas à envisager des actions directes si les rapports de forces et la domination des Furjan ne rééquilibrent pas.

Le scénario le plus plausible est celui du maintien de l’institution militaire, traverséepar  des luttes internes et des tentatives ponctuelles de déstabilisation externes. Dès lors, les ports pétroliers du croissant fertile et les champs des Wahat seraient des hauts lieux de tension, mettant en péril une économie libyenne déjà moribonde. En 2016, les hommes de Haftar avaient récupéré le contrôle de la zone au profit de la milice Petroleum Facility Guards d’Ibrahim Jadran. C’est ce qui a véritablement permis à Haftar de devenir le véritable homme fort de la Cyrénaïque, la région qui couvre une grande part de l’est libyen.

L’ALN pourrait être davantage déstabilisée si le puissant Conseil militaire de Misrata décidait d’affaiblir les bataillons proches de la tripolitaine. Une action conjointe, menée avec les conseils militaires des Zintans et de Misrata n’est pas à exclure. Une alliance de ce type pourrait être fatale pour l’armée de Haftar.

Même les gens de Benghazi pourraient perdre confiance en l’ALN, surtout après la série d’attentats qu’a connu récemment la ville. De plus, le soutien obtenu par Haftar de la part des salafistes Madkhalistes n’a pas été vu d’un bon œil. À l’est de Benghazi, les islamistes du Conseil de la choura de Derna – ville libérée de Daesh par le Conseil et assiégée par l’ALN depuis 2016 – pourrait également décider de mener une contre-offensive afin de lever le blocus sur la ville et affaiblir une armée qui a fait tant mal à la ville. Plus dangereux encore, des groupuscules extrémistes, fragmentés dans les régions et Sud du pays, pourraient fusionner, profitant du vide à la tête de l’armée pour se constituer véritablement comme force active.

Des agendas internationaux bousculés

Dans les coulisses de l’ALN, les puissances étrangères s’activent à grande vitesse. L’Égypte et les Émirats Arabe Unies(EAU), et dans une moindre mesure la Russie, l’Italie ou la France ont investi d’importants moyens matériels et financiers au profit d’Haftar et de son armée. Le coût diplomatique d’une telle perte est important dans la réalisation de leurs agendas respectifs en Libye.

Les principales préoccupations de l’Égypte sont avant tout d’ordre sécuritaire. L’Égypte souhaite sécuriser sa frontière avec la Libye et éviter l’émergence d’un foyer islamiste dans les régions limitrophes. Par conséquent, l’Égypte serait davantage encline à opter pour un commandement d’expérience, en fournissant armements et renseignements pour mener à bien sa la lutte contre le terrorisme.

Les Émirats Arabes Unis sont tout autant impliqué en Libye. Malgré l’embargo international sur les armes en Libye, les Émiratis continuent de fournir des armes à Haftar depuis 2016. Ils contrôlent également la base aérienne à al-Marj, près du siège de l’ALN; une base qui a renforcé les avancées de Haftar dans la région.

Dans son côté, la Russie semble temporiser, préférant travailler dans l’ombre de l’ALN. Pour rappel, la Russie avait été courtisée par Haftar pour l’installation d’une base militaire à l’est de la Libye mais beaucoup trop engagé sur le front syrien, la Russie n’y a pas répondu, maintenant en façade une équidistance entre le gouvernement officiel et Haftar, tout en promouvant celui-ci comme un acteur politique à part entière.

De son côté, l’Italie suit de très près le dossier Haftar. Le risque d’une nouvelle crise en cyrénaïque ouvrirait la voie à davantage de trafic humain le long des côtes libyennes, et davantage de migrants sur les côtes de Lampedusa. Même si la majorité des bateaux de migrants prennent départ de la Tripolitaine, un nouveau front de guerre n’est pas souhaitable.

Haftar s’était rendu à Rome septembre où il a été reçu par des responsables sécuritaires italiens avec des directives claires sur la sécurisation des côtes libyennes de la cyrénaïque. De plus, les engagements économiques de l’Italie ENI dans le bassin des Wahat peuvent être très affectés par une crise dans la cyrénaïque. Par conséquent, l’Italie aura plus une voie forte dans les engagements diplomatiques de l’armée libyenne nationale.

Au-delà des calculs et des prédictions incertaines émerge une opportunité inespérée à l’horizon; celle de saisir cette ouverture en donnant un nouvel élan aux négociations politiques bloquées par les velléités du maréchal Haftar. Il est plus que jamais le moment de revoir les bases d’un accord politique à la lumière des réalités du pays car la Libye est à l’orée d’une nouvelle page de son histoire récente.

L’auteur. Raouf Farrah est analyste politique pour un think tank basé à Ottawa. Il travaille sur des questions de géostratégie en zones de conflits, principalement en Afrique et au Moyen-Orient. Détenteur d’un premier baccalauréat en mathématiques (actuariat) et d’un second en science politique et philosophie, ses intérêts sont à la jonction des relations internationales, de la mondialisation économique, et du développement en Afrique et au Proche-Orient. Polyglotte par amour des langues, grand voyageur, enfant de la méditerranée et du football, Raouf a grandi en Algérie et vit au Québec depuis plusieurs années.